L’Europe sait-elle faire face ?
« L’Europe sait-elle faire face ?
Par Cyrille Schott
A la fin de l’année dernière, je me demandais si l’Europe saurait faire face au « défi » américain représenté par Trump [1]. Désormais, il convient de se demander si l’Europe sait faire face.
S’agissant de la forme, la réponse s’avère désespérante. Les plus puissants des Européens, comme Keir Starmer ou Friedrich Merz, voire Emmanuel Macron, se rendent tels des vassaux dans le bureau ovale et considèrent remporter un succès lorsqu’ils ne se font pas maltraiter par son occupant. La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, rejoint en juillet le golf privé de Donald Trump en Ecosse pour se voir notifier le traitement douanier réservé à l’UE. Le secrétaire général de l’organisation atlantique, ancien premier ministre néerlandais, Mark Rutte, appelle le protecteur américain, « Daddy », « papa », à la réunion de juin de l’OTAN à la Haye, qui se révèle être le sommet de la flagornerie envers Trump. Les Européens se comportent comme si celui-ci était le maître du monde.
Sur le fond, la réponse est pareillement attristante. Malgré sa puissance commerciale, l’UE accepte de faire taxer ses produits par les Etats-Unis sans imposer la même règle aux ventes américaines, s’engage à acheter, pour 760 milliards de dollars, des produits énergétiques américains et à investir 600 Mds de dollars outre-Atlantique. S’agissant de la défense, les Européens, hormis l’Espagne, acceptent le diktat de Trump de porter leur budget de défense et de sécurité à 5 % du PIB, 3,5 % pour les dépenses proprement militaires et 1,5 % pour celles de sécurité. Au sommet de La Haye, ils s’évertuent à le garder dans une unité apparente avec eux, même si ses déclarations suscitent le doute quant à la garantie de l’article 5 du Traité de l’Atlantique nord, et donc l’engagement américain à défendre les alliés en cas d’attaque.
La comparaison avec les puissances qui ne prennent pas Trump pour le maître du monde est frustrante pour les Européens. Xi Jin Ping, le président chinois, ni ne décroche son téléphone pour l’appeler ni n’entreprend de se déplacer chez lui. Il l’oblige en mai dernier à envoyer une délégation à Genève pour négocier les questions commerciales. Il sait user de l’arme des terres rares, dont la Chine est devenue un fournisseur essentiel, pour lui faire lever le pied. Wladimir Poutine, l’agresseur, contre toutes les règles du droit international, de l’Ukraine, obtient en août une rencontre à Anchorage, où Trump multiplie à son égard les gestes d’affection.
Ces comparaisons montrent que l’UE n’a pas la force d’un Etat. Elle représente certes une puissance économique et commerciale majeure, mais elle ne possède pas la puissance politique, militaire et diplomatique. Si elle dispose d’institutions de nature fédérale, elle demeure une structure originale composée d’Etats souverains. Et ceux-ci ont influencé le rapport avec les Etats-Unis de Trump. Ils ont été divisés quant à l’attitude à adopter, pour des raisons tenant à leur plus ou moins grande proximité d’idées avec le président américain, à leurs intérêts industriels et commerciaux, comme le secteur automobile pour l’Allemagne, ou encore au souci de ne pas contrarier le garant fondamental de leur défense, selon le ressenti de pays de l’est au contact de la Russie et de bien d’autres. La tradition française d’une certaine indépendance des Etats-Unis est loin d’être partagée en Europe.
Ces réalités, indéniables, ne doivent toutefois pas voiler le fait que, face au défi, les Européens ne sont pas restés inertes. Dès le lendemain de l’humiliation, en mars 2025, du président Zelensky à la Maison blanche, ils se sont regroupés autour de lui à Londres pour témoigner de leur solidarité. Ils ont accru leur soutien militaire à l’Ukraine, qui est passé devant l’américain. Avant le sommet Trump-Poutine, ils se sont rendus à Washington, pour faire valoir qu’aucun accord avec la Russie ne pourrait advenir sans l’Ukraine et eux.
La réaction européenne s’effectue selon deux piliers complémentaires.
D’une part, l’Union européenne a adopté un livre blanc sur la défense et le programme ReArm Europe, qui prévoit d’aider les Etats membres à des dépenses militaires de 800 Mds €, dont 150 Mds € provenant de fonds prêtés par l’UE grâce à un nouvel emprunt communautaire. Les industries d’armement européennes fonctionnent désormais à plein régime, dopées par les mesures déjà prises au plan communautaire, comme le programme européen d’aide à la production de munitions (ASAP), et par les augmentations des budgets militaires des nations membres, qui ont atteint 326 milliards d’euros en 2024, en augmentation de près d’un tiers par rapport à 2021. Certains Etats commencent à privilégier l’achat d’armements européens au détriment d’américains, ainsi le Portugal qui va acquérir des avions Rafale plutôt que des F35 ou le Danemark qui choisit des batteries sol-air franco-italiennes plutôt que le système de défense anti-aérienne Patriot.
D’autre part, à l’initiative de la France et du Royaume Uni, s’est constituée une coalition des Volontaires, regroupant désormais plus de trente Etats, dont certains non européens, comme le Canada, afin de soutenir l’Ukraine et de mettre en place des garanties de sécurité, dans le cas d’un cessez-le-feu. C’est une alliance de fait menée par les deux principales puissances militaires européennes, rejointes par l’Allemagne, ainsi que par l’UE.
Sur le plan commercial, si l’accord avec les Etats-Unis correspond à une défaite politique de l’UE, il n’a pas forcément la même signification sur le terrain purement économique, ce que plaide la Commission européenne.
Au fond, si les Européens se sont comportés en apparence comme des soumis à la volonté trumpienne, ils ont, par ailleurs, progressé dans l’autonomie stratégique, même si cette réalité peine à émerger dans les images portées par l’accélération des évènements, voulue par le président américain.
Le défi n’est évidemment pas qu’américain. Le russe est immédiat et belliqueux. Le chinois, comme l’a illustré début septembre le sommet de l’organisation de coopération de Shangaï à Tianjin, vise à définir un nouvel ordre du monde contre l’Occident. A cet égard, les Etats-Unis feraient mieux de cultiver avec l’Europe une alliance amicale qu’à chercher à détruire son unité.
Quoiqu’il en soit, pour faire face, non seulement au défi américain, mais également au russe et au chinois, les Européens n’ont d’autre choix que celui de la volonté, de renforcer leur unité, même si cela passe par divers chemins, et d’assumer la puissance qui déjà est la leur.
Cyrille Schott, ancien conseiller au cabinet du président François Mitterrand, préfet de région honoraire. Il a dirigé l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (2014-2016) et appartient au bureau d’EuroDéfense-France. Il est coauteur du livre « Souveraineté et solidarité, un défi européen » (le Cerf, 2021).
[1] « L’Europe saura-telle face ? »[1] La Tribune, 18 décembre 2024.