Colloque de Strasbourg – 9 mars 2022. « Quelle défense pour l’Europe? Entre souverainetés nationales et responsabilité collective ».

Colloque de Strasbourg – 9 mars 2022

« Quelle défense pour l’Europe ? Entre souverainetés nationales et responsabilité collective « 

Conclusion par Cyrille Schott, préfet h. de région, ancien directeur de l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ), membre du bureau d’Euro Défense France

 

Ce colloque a été riche et d’une brûlante actualité. Il est symbolique qu’il se soit tenu à Strasbourg, la capitale européenne des droits de l’homme et de la démocratie, mais aussi le pôle militaire de l’Europe avec la présence de l’Eurocorps. Comme l’a dit le général Thonier ce matin, le cœur de l’Europe bat à Strasbourg.

Cette actualité nous montre qu’une guerre totale est possible en Europe, une guerre d’agression d’un Etat plus puissant contre un autre, souverain. S’il y a eu des conflits ethniques, comme dans les Balkans ou le Caucase, une telle guerre paraissait inimaginable. Pourtant, elle a lieu. Elle stupéfie le monde et nous indigne.

Face à l’agression russe, l’Alliance atlantique, avec la garantie des Etats-Unis, se montre incontournable sur le plan militaire. Lorsque Heiko Maas, le ministre allemand des Affaires étrangères, s’est exclamé en 2019 : « C’est notre assurance vie ! », il a reflété un sentiment largement partagé en Europe, spécialement en Europe centrale et orientale. Des Etats de l’UE qui n’en sont pas membres, comme la Finlande ou la Suède, pensent désormais à la rejoindre.

-Pour autant, cette situation met à nu la faiblesse européenne quant à sa défense. Rien ne dit que l’assurance otanienne sera valable quel que soit le président américain, la situation politique aux Etats-Unis ou le champ d’intervention potentiel. L’Europe doit construire sa propre défense, ainsi que notre colloque de ce jour l’a souligné et ainsi qu’EuroDéfense l’a toujours soutenu.

-Cette défense se construira en complémentarité de celle de l’alliance atlantique, comme cela a été écrit dans la  déclaration conjointe du 29 octobre 2021 des présidents Macron et Biden, à l’issue de leur rencontre à Rome : «…les États-Unis reconnaissent l’importance d’une défense européenne plus forte et plus opérationnelle, qui contribue positivement à la sécurité mondiale et transatlantique et soit complémentaire avec l’OTAN. »

L’Eurocorps montre cette complémentarité, en pouvant agir et en agissant à la fois pour l’UE et l’OTAN.

L’agression russe a provoqué une unité européenne inédite, au-delà de l’Union même, et a montré la force économique et financière de l’UE, par son poids dans les sanctions décidées. Dans le domaine militaire, l’UE, en dégageant un demi-milliard d’euros pour des livraisons d’armes  à l’Ukraine, a brisé un tabou. La clause de défense mutuelle de l’article 42, paragraphe 7, du Traité sur l’Union européenne a été considérée avec un intérêt nouveau par des pays, comme la Finlande et la Suède, voisines de la Russie et non membres de l’OTAN. La crise, à nouveau, a entrainé une avancée. Elle a fait gagner des années à cette prise de conscience : l’Europe ne peut se contenter de la puissance économique et commerciale, elle doit savoir se défendre et acquérir la vraie puissance, par la force militaire et la capacité diplomatique.

Elle doit surmonter les divisions, les doutes, les égoïsmes, ou alors elle sera nue, ou plutôt chacun de nos pays sera seul et nu face à la menace! La crise et la pression qu’elle exerce sur l’Europe la fait avancer… et des débats de la veille d’un coup sont dépassés.

La dernière crise, celle du départ du Royaume uni, a permis à l’Europe de réaliser plusieurs avancées : mise en œuvre de la coopération structurée permanente, autorisant les Etats volontaires à développer ensemble des capacités de défense ; décision d’un examen annuel coordonné en matière de défense ; création de la capacité militaire de planification et de conduite, pouvant préfigurer un état-major opérationnel ; en parallèle à ces initiatives de l’UE, lancement par la France, sur le terrain opérationnel, de l’initiative européenne d’intervention. La création du Fonds européen de défense a inscrit pour la première fois la défense dans le budget de l’UE avec une dotation de 8 Mds€. En juin 2021, la Commission l’a « inauguré » par un ensemble de décisions pour soutenir la compétitivité et la capacité d’innovation de l’industrie de défense. De même, a été inscrite dans le budget européen la facilité européenne pour la paix, afin de soutenir la politique étrangère et de sécurité commune dans ses actions militaires. Elle sera utilisée pour aider la Pologne, dans sa résistance à l’agression, par des livraisons d’armes. La France et l’Allemagne ont, par ailleurs, décidé le développement avec l’Espagne du programme de l’avion du futur, ainsi que le lancement du programme du char du combat du futur. L’accord pour la réalisation du drone européen vient aussi d’être conclu.-Malgré ces avancées, on reste loin d’une armée européenne et d’une véritable capacité de défense européenne. Le retrait des armées occidentales de l’Afghanistan a souligné combien les Européens, désunis, quand bien même ils déployaient des effectifs supérieurs en nombre à ceux des Américains, ne comptaient guère dans la décision.

Pour que l’Europe soit en mesure d’assurer sa défense, elle doit franchir le pas intellectuel de s’assumer comme puissance militaire et diplomatique, par-delà la puissance économique, commerciale, normative. Elle doit se doter de l’outil militaire correspondant. Cela signifie une force militaire, la capacité de la commander et de planifier, la capacité politique de décision en vue de l’utiliser, tout cela appuyé sur une base industrielle et technologique de défense. Nous avons, nous les Européens, les moyens, financièrement et militairement, de nous défendre, de devenir une vraie puissance, respectée non seulement pour ses valeurs, mais aussi pour sa force. Nous avons les moyens, à condition de vouloir !

Actuellement est conduit, sous l’égide de Josep Borrell, le chef de la diplomatie européenne, l’exercice visant à arrêter la « boussole stratégique », une sorte de livre blanc sur la défense et la sécurité européenne, pour une évaluation partagée des dangers et une approche commune pour y faire face. La première version a été examinée lors d’un conseil européen des affaires étrangères en novembre 2021, la seconde version date de janvier et la boussole devrait être arrêtée prochainement sous la présidence française du Conseil de l’UE.

Sont notamment en débat la création d’une force de réaction rapide, la création d’un véritable quartier général, le lancement de grands programmes d’investissement et d’acquisition de matériel en commun, la protection des espaces communs contestés comme les océans, les réseaux de communications, l’espace ou encore l’Arctique, le développement d’une cyber défense commune.

L’ambition de la boussole stratégique, en cours d’examen, doit être rehaussée, quitte à ce qu’elle soit adoptée un peu plus tard que ce mois-ci.

Le président Macron a déclaré dans son adresse aux Français du 2 mars dernier : « … notre défense européenne doit franchir une nouvelle étape », puis il a précisé qu’il réunira les 10 et 11mars, demain et après-demain, un sommet des chefs d’Etat et de gouvernement européens  Des décisions sont attendues de ce sommet. Il a dit aussi : « D’ores et déjà, notre Europe a montré unité et détermination. Elle est entrée dans une nouvelle ère. Il nous faut poursuivre… La guerre en Ukraine marque une rupture pour notre continent et nos générations. »

Ces propos ont été en résonance avec ceux du chancelier allemand dans sa déclaration du 27 février au Bundestag : « Nous sommes à un tournant historique…la guerre de Poutine marque une rupture. »  Le chancelier Scholz a opéré un vrai changement de paradigme dans la politique de défense allemande, en s’écartant de cette réserve ou retenue stratégique qui l’a marquée jusqu’à présent. S’agissant de l’Europe, il a notamment déclaré : « Le défi consiste à renforcer … la souveraineté de l’Union européenne… il est si important pour moi que nous construisions la prochaine génération d’avions de combat et de chars avec des partenaires européens et la France en particulier ici en Europe. Ces projets sont notre priorité absolue. »

Ailleurs, des Etats membres se sont réveillés et ont pris conscience de l’importance de la clause de défense mutuelle.

L’Eurocorps est prêt à être musclé et à devenir un instrument opérationnel d’une défense européenne.

La « rupture » évoquée par le président français et le chancelier allemand, les changements intervenus de façon décisive en quelques semaines dans les Etats membres doivent avoir leur traduction dans la boussole stratégique de l’Union.

L’Union européenne est un projet inédit dans l’histoire du monde. Elle n’a pas été construite par le glaive d’un conquérant ou le mariage de princes. C’est une dynamique de liberté, marquée tant par l’idéal que par le pragmatisme, qui n’est pas achevée et n’a pas de frontières. C’est un édifice institutionnel original, mi-fédéral, mi-intergouvernemental. C’est une Union, en possession d’éléments de souveraineté,  qui réunit en même temps des Etats souverains. C’est un miracle de la paix, construit sur les déchirures mortifères du passé, qui ont été surmontées. C’est un espace, qui manque de maints éléments de détermination, mais qui est sans doute le plus pacifique et le  plus libre du monde, que tant de nos contemporains issus d’autres parties de la terre rêvent de rejoindre. C’est notre projet commun et nous nous apercevons que parmi les menaces pesant sur lui est apparue la guerre, la vraie guerre.

L’Europe ne doit pas renoncer à son message de paix et à sa volonté d’y inclure le continent au sens large. Cependant, elle doit être en mesure de défendre ce qu’elle a créé, cette Union pacifique et démocratique, qui est notre union.

La menace, née de l’agression russe en Ukraine, pèse sur l’Europe, sur les Européens. Face à elle et les dangers venant de divers horizons, nous devons nous armer, moralement et militairement, devenir souverains. Cette souveraineté exige la solidarité des Etats membres de l’Union, la volonté commune de nos peuples. Une opinion publique européenne, consciente du danger et de la nécessité de réagir solidairement, face à lui, vient de se manifester. Si notre colloque a pu apporter sa contribution à cette prise de conscience et au renforcement de notre indispensable volonté commune, à nous Européens, il aura été utile.

Cyrille Schott

Délégué régional de l’AFDMA pour l’Alsace.