Covid 19 : une crise majeure et globale, trente ans après la chute du Mur. Essai d’une première analyse.

Covid 19 : une crise majeure et globale, trente ans après la chute du Mur.                  

Essai d’une première analyse.

Par Cyrille Schott, Préfet honoraire de région, ancien directeur de l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ), membre du bureau d’EuroDéfense France.

« Nous sommes en guerre » : le Président de la République, Emmanuel Macron, a ainsi qualifié le combat contre le coronavirus. Si l’emploi du mot « guerre », même précisé comme  « guerre sanitaire», est sujet à débat, il renvoie du moins à trois idées :  l’épreuve majeure vécue par la Nation induit une mobilisation digne d’un effort de guerre ; elle interroge le futur de l’Union européenne ; elle est de nature à générer une autre configuration géopolitique du monde.

L’épreuve majeure que vit la Nation induit une mobilisation digne d’un effort de guerre

L’Etat est au cœur de la gestion de crise. Sans porter à ce stade de jugement sur la rapidité, contestée, de décisions relatives aux commandes de masques, de tests, de respirateurs, l’on observe que le gouvernement s’est mis en capacité, en s’inspirant d’une économie de guerre, d’organiser les entreprises pour la production ou la recherche de ce qui est indispensable face à l’épidémie. Sans limiter a priori la dépense budgétaire, il a décidé de soutenir les entreprises en difficulté et, pour préserver l’emploi et les ressources des travailleurs, à indemniser le travail à temps partiel. Il a retreint sévèrement la liberté d’aller et de venir et a interdit les rassemblements. Il a organisé le rapatriement des Français depuis l’étranger. Il a invité les hôpitaux à renforcer leurs moyens et à développer les liens avec l’hospitalisation privée.  Il a mis en mouvement l’armée, pour édifier un hôpital à Mulhouse, dépêcher des porte hélicoptères médicalisés outre-mer, transférer des malades vers des zones moins touchées, en complétant les moyens d’évacuation civils, comme les trains médicalisés de la SNCF. Les armées font aussi du transport de fret et sécurisent des lieux sensibles de production et de stockage. Les préfets, les directeurs des agences régionales de santé, les officiers généraux des zones de défense et de sécurité coordonnent ces mesures sur le territoire. Les collectivités locales – Régions, Départements, communes -, les entreprises, les travailleurs indispensables à la vie de la société, s’inscrivent, souvent avec imagination, dans cet effort global de la Nation.

La mobilisation de moyens, outre celle des esprits, est très supérieure à celle de la « guerre » contre le terrorisme. Il faut raison garder dans les comparaisons et penser que la crise actuelle sera loin de solliciter autant de morts que la seconde guerre mondiale – encore que des hypothèses extrêmes ont évoqué, faute de mesures suffisantes, jusqu’à 300 000 décès, alors que cette guerre a causé 350 000 victimes civiles en France – ou un effort similaire de la Nation. Il faut néanmoins voir que la métropole, même au plus fort des crises coloniales, n’a pas connu depuis une telle mobilisation de la société ni une telle menace sur son économie. Trente ans après la chute du Mur, la France vit une épreuve majeure et globale, là où on ne l’attendait pas.

Cette épreuve montre que la sécurité sanitaire concerne la vie même de la Nation. Les Livres blancs sur la défense et la sécurité nationale de 2008 et 2013 ont souligné la continuité entre défense et sécurité, ce que la revue stratégique de 2017 a confirmé, en recensant parmi les « fragilités » les « risques sanitaires », mais de façon terriblement lapidaire. La sécurité est un concept global, qui inclut plusieurs dimensions dont la sanitaire, ce que les travaux de l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ), dont la disparition pour raison d’économie a hélas été décidée, n’ont cessé de souligner. La sécurité sanitaire exige un système hospitalier apte à réagir à une pandémie, les personnels soignants nécessaires, les matériels de protection stockés en quantité suffisante, l’appareillage requis. Elle demande une base industrielle et technologique, pour user d’un terme utilisé pour la défense, capable de produire les équipements indispensables, en mesure de faire les recherches et de fabriquer vaccins et remèdes. La crise dévoile les insuffisances et les difficultés nées de la délocalisation de productions à l’autre bout de la terre, en Chine. Sans renier la mondialisation, inscrite dans le cheminement de l’humanité, la France doit se doter d’un livre blanc de la défense et de la sécurité, accordant toute sa place, qui ne peut être mineure, à la sécurité sanitaire. De même, l’Europe doit adopter un tel livre blanc, englobant les questions de défense et de sécurité, la sécurité sanitaire devant aussi être envisagée dans le cadre de l’incontournable coopération au sein de l’Union.

L’épreuve interroge le futur de l’Union européenne

Toutes les Nations du monde et, évidemment, celles membres de l’Union européenne sont interpelées dans leur existence. Une fois la conscience prise de la gravité de la situation, chaque Etat a essayé de réagir le plus vite possible, la compétence sanitaire étant de sa responsabilité. Ces réactions ont conduit à des mesures étrangères à la solidarité européenne, comme la fermeture ou le contrôle aux frontières, que l’on a constaté dans cette capitale européenne qu’est Strasbourg, lorsque les queues se sont allongées sur le pont du Rhin, du fait de l’Allemagne. Sagement, Bruxelles n’a pas réagi de façon exagérée à ces contrôles, induits par l’urgence sanitaire et une vision, il est vrai, étroitement nationale. La Commission européenne est intervenue pour garder fluides les flux de transports vitaux ou de travailleurs indispensables.

L’Union n’est pas compétente dans le champ sanitaire. Pour autant, la Commission a activé dès la 28 janvier le mécanisme de réaction en cas de crise. Elle a réuni 140 millions € de fonds publics et privés pour financer la recherche sur les vaccins, les diagnostics et les traitements. L’essai clinique Discovery, conduit dans sept pays pour trouver un médicament, est européen. La Commission a créé une réserve commune de matériel médical, dotée de 50 millions €. Elle a passé de façon accélérée, pour 25 pays, des marchés conjoints pour les équipements de protection médicale et les médicaments. Elle a participé au rapatriement d’Européens.

Avec des mesures proches, les Etats membres semblent avoir mobilisé 4000 milliards €. Après un premier temps national, la solidarité entre pays s’est exprimée. L’Allemagne, parfois avec des avions de son armée, la Suisse, le Luxembourg, l’Autriche accueillent des patients d’Italie et de France. Ainsi, à la date du 2 avril, 156 malades ont été transférés depuis le Grand Est, 109 en Allemagne, 27 en Suisse, 11 au Luxembourg, 3 en Autriche.

En soutien aux économies, la Banque centrale européenne (BCE), une institution de nature fédérale, a annoncé dès le mois de mars qu’elle injecterait plus de 1000 milliards €, en rachetant les obligations émises par les Etats. Usant des ressources du budget européen, la Commission a lancé le même mois un plan d’investissement à hauteur de 37 milliards €. Sur le plan intergouvernemental, qui exige l’accord des Etats membres, des décisions sont également intervenues rapidement : suspension des obligations du pacte de stabilité et de croissance ; autorisation donnée aux Etats d’aider les entreprises en péril en s’affranchissant des règles de la concurrence ; fermeture des frontières de l’Union.

Après des négociations difficiles et longues, un nouveau pas a été franchi par les ministres des finances de l’Union le 9 avril, avec un accord portant sur plus de 500 milliards € : des lignes de crédit aux Etats par le Mécanisme européen de stabilité (MES) pouvant monter à 240 Mds € pour toute la zone euro ; la possibilité pour la Banque européenne d’investissement (BEI) d’accorder jusqu’à 200 milliards € de nouveaux prêts aux entreprises ; la capacité pour la Commission européenne de soutenir jusqu’à 100 milliards € les plans nationaux de chômage partiel. Un futur « fonds de relance » des économies a été annoncé. La question des emprunts communs reste sur la table. De nouvelles initiatives sont donc à attendre.

Plusieurs caractères de l’Union ont déjà été mis en exergue, notamment : la limitation de ses compétences ; sa nature fédérale dans certains domaines, et intergouvernementale dans d’autres. Les institutions de type fédéral, au premier rang la BCE, remplissent leur mission. La difficulté apparait quand il faut, dans le champ intergouvernemental, harmoniser la position des Etats-membres, alors qu’existent des visions différentes et que les gouvernements doivent tenir compte de l’influence dans l’opinion des adversaires de l’Europe. Quoiqu’il en soit, il faut se rappeler que la construction européenne souvent progresse de crise en crise et de compromis en compromis. De même qu’elle peut mourir des crises, elle peut, à nouveau, sortir renforcée de l’actuelle, dotée de mécanismes de solidarité inimaginables il y a seulement quelques années. Ainsi que l’a dit, de façon imagée, une ministre espagnole[3]: « Soit le virus tue l’Europe, soit l’Europe tue le virus. » Croire en la seconde proposition n’est pas déraisonnable.

La crise est de nature à changer la configuration géopolitique du monde

La moitié de l’humanité est confinée. La crise est universelle. Tels les bouleversements majeurs dans l’histoire, elle peut changer le visage du monde. L’America first du président Trump a installé les Etats-Unis dans une phase défensive, de repli sur soi, qui n’exclut pas l’agressivité envers ceux jugés compétiteurs ennemis comme la Chine, ou contraires à ses intérêts comme l’Union européenne. Dans la crise, la présidence américaine considère strictement les intérêts nationaux, en excluant de proposer au reste du monde un leadership bienveillant et entrainant. L’image donnée aux opinions est celle d’un pays qui contribue à la foire d’empoigne autour des masques de protection. Telle Athènes qui, au début de la Guerre du Péloponnèse qu’elle va perdre, colporte le bruit, lorsqu’elle est touchée par la peste, que les Péloponnésiens, ses ennemis, ont empoisonné les puits, l’Amérique de Trump ne parle que du « virus chinois. » La gestion de la pandémie par son administration laisse craindre un choc énorme pour la population et l’économie des Etats-Unis. Certes, on ne peut réduire la puissance américaine, dont les ressorts et les capacités d’innovation sont considérables, à sa présidence. Il n’en demeure pas moins que la Chine, malgré les critiquables errements du début et sans qu’elle se soit révélée plus efficace que les démocraties d’Asie, semble avoir surmonté l’épidémie et pratique une diplomatie sanitaire, qui veut offrir au monde une image positive. Cette diplomatie s’appuie sur une capacité scientifique indéniable, notamment dans le domaine médical, et sur une très puissante économie, qui est en train de redémarrer et continuera à croitre plus vite que l’américaine. Malgré son côté déplaisant, l’idée n’est pas à écarter qu’après cette crise à la durée incertaine, la Chine puisse s’installer sur la première marche du podium des puissances mondiales. En tout cas, il faudra compter plus que jamais avec elle. Et les Européens, au regard de l’évolution des rapports au sein du monde occidental, risquent d’être seuls dans cette nouvelle configuration. Le défi pour eux sera de parvenir à incarner la voix de l’Occident, y compris dans la puissance, ou de perdre toute influence sur le destin du monde.           Le 10 avril 2020.

Cyrille Schott

est aussi Délégué régional de l’AFDMA pour l’Alsace