Pour un nouveau serment de Strasbourg

EUROPE : POUR UN NOUVEAU SERMENT DE STRASBOURG

Par Cyrille Schott, préfet (h.) de région.

Délégué régional de l’AFDMA pour l’Alsace.

Conférence  prononcée au Foyer des Etudiants Catholiques (FEC) de Strasbourg, le 18 octobre 2018.

Pardonnez-moi de commencer par parler de moi, pour évoquer les relations entre la France et l’Allemagne, pour vous présenter ma foi en l’Europe.

Des souvenirs d’enfance – ne pas opposer, mais conjuguer.

Je suis né au mitan du siècle dernier, en 1950, et j’ai grandi à Drusenheim, une commune du Nord de l’Alsace, que longe le Rhin. Sessenheim, le village voisin, est célèbre pour le souvenir qu’y laissa Goethe. Enfant, je n’y mis jamais les pieds dans les lieux gardant la mémoire de cet écrivain, car ses amis étaient suspectés de sympathies pour l’Allemagne…et nous n’étions pas
loin de la guerre. Mon grand-père paternel, qui avait refusé d’habiter dans l’Alsace soumise à la botte des nazis et ne revint du Limousin qu’après la victoire de nos armes, qui devint maire de son village, Auenheim, dans la continuité de la Libération, voyait ce qui était allemand avec méfiance. Il avait servi dans les armées du Kaiser pendant la première guerre mondiale. Dans les années cinquante, quand mes parents franchissaient le Rhin, avec leurs deux enfants, ma soeur et moi, ils pénétraient dans le Reich. Ils y faisaient du tourisme, s’arrêtaient fréquemment à Baden-Baden, où nous déjeunions et parfois dormions dans le mess des sous-officiers, sergent Blandan, dans le quartier des FFA, des forces françaises en Allemagne. A Drusenheim, où un bac permet de franchir le Rhin, les douaniers contrôlaient les passages frontaliers et tâchaient de lutter contre l’inévitable petite contrebande, «d’Schmueglerei », qui portait sur l’essence et de petits achats. Les habitants de Greffern, le village qui faisait face, sur l’autre rive, à Drusenheim, nous étaient inconnus, les maires ne se connaissaient pas. L’Allemagne entrant dans ce qui sera appelé les années du « miracle économique », le franc régulièrement déclinait face au mark. Il fut un temps où celui-ci valait 1,20 francs et où maints commerçants à Strasbourg, lorsque leurs clients allemands les payaient en marks, comptaient un mark pour un franc, alors qu’il en valait un cinquième de plus. Ma langue maternelle était l’alsacien, que je parlais quotidiennement, n’apprenant le français qu’à l’école. Là, les maîtres, remarquables au demeurant, m’interdisaient d’user de ce parler dans l’espace scolaire, y compris pendant la
récréation, pensant même que ce dialecte me handicaperait pour apprendre l’allemand. Nul n’aurait alors osé dire que c’était un dialecte allemand ; il était vu comme une espèce de sous-langue en soi, avec de nombreuses influences, les françaises étant spécialement soulignées.
Quand je songe à ces années, j’éprouve la nostalgie du temps passé, de mon enfance alsacienne, du Dorf où j’ai vu la lumière du monde, que j’aime, où demeurent mes attaches et où je vis. Je ne puis cependant m’empêcher de reconnaître cette période de ma vie comme l’âge de la méconnaissance, du scellement de certaines vérités. Méconnaissance de la valeur de ma langue maternelle, un parler alémanique, bien antérieur au Hochdeutsch, à l’allemand standard, qui doit tant à la traduction au 16ème siècle de la bible par Martin Luther ; méconnaissance de la force imagée de cette langue, dans laquelle furent flétries avec saveur les turpitudes du siècle par un Geiler de Kaysersberg, depuis la belle chaire en pierre de la cathédrale de Strasbourg, et furent dénoncées les folies des hommes dans l’un des bestsellers de la fin du XVème siècle, « das Narrenschif » « La nef des fous » de Sebastian Brant ; méconnaissance de cette langue, qui fut un vecteur de l’humanisme rhénan. Méconnaissance de mes voisins de l’autre rive, qui
parlaient la même langue que moi et avaient tant de choses en commun. Méconnaissance de la trace laissée en Alsace et depuis l’Alsace, si près de mon Drusenheim natal, par ce génie européen que fut Goethe. Etudiant à Strasbourg entre 1770 et 1771, il vécut une idylle avec Friederike, la fille du pasteur Brion de Sessenheim. Quand son coeur battait pour elle, vite, il se précipitait sur son cheval – « Es schlug mein Herz, geschwind zu Pferde/ Es war getan, fast eh gedacht », « Mon coeur se mit à battre, vite à cheval/ ce fut fait presque avant que d’être pensé » – et partait pour Sessenheim, en traversant mon village de Drusenheim, auquel le rattachent maintes anecdotes, qu’il raconte dans ses mémoires Dichtung und Warheit, Poésie et vérité. Il écrivit alors des poésies parmi les plus connues, comme Heidenröslein et, déjà, il chanta la lumière : « Erwache Friedericke, vertreib die Nacht/ Die einer deiner Blicke zum Tage macht », « Eveille toi, Frédérique, chasse la nuit/ Qu’un seul de tes regards mue en jour. »
J’en reste là, vous ayant éventuellement causé quelque surprise par ces considérations, qui peuvent surprendre venant d’un préfet, forcément jacobin. Et, ma foi, je reconnais volontiers que je le suis quelque peu. Dans l’exercice de ma fonction préfectorale, pendant vingt et une années, dont près de quatre en Alsace, j’ai toujours eu à l’esprit le souci de l’unité nationale et du service de ma patrie, la grande, mais aussi douce, France. J’ai été élevé dans la culture française, dont j’aime la beauté et le génie. Ce qui ne m’empêche nullement d’être sensible à la mélodie et la sonorité d’une poésie dans mon alsacien natal ou en allemand. J’aime à réciter le début de ce que j’appelle les deux Lorelei, l’allemande, celle de Heine, et la française, celle d’Apollinaire. L’histoire est la même, mais l’envoi et la tonalité sont autres : „Ich weiß nicht, was soll es bedeuten/, Dass ich so traurig bin/Ein Märchen aus uralten Zeiten/Das kommt mir nicht aus dem Sinn“, « Je ne sais pourquoi je suis si triste, un conte des temps anciens ne quitte
pas mon esprit », voilà pour Heine ! « A Bacharach, il y avait une sorcière blonde/ Qui laissait mourir d’amour tous les hommes à la ronde/ Devant son tribunal, l’évêque la fit citer/ D’avance il l’absolvit à cause de sa beauté », voilà pour Apollinaire ! La Lorelei de Heine, si populaire en Allemagne, reflète bien une composante de l’âme germanique, un certain penchant à la mélancolie et la méditation. Quant à Apollinaire, son commencement renvoie à la vivacité del’esprit français et à son attrait pour la séduction. Ces textes nous offrent, les deux ensemble, ce que j’appelle la perfection du plain chant rhénan. En effet, pourquoi opposer, plutôt que
conjuguer ? Je suis de ceux qui conjuguent l’amour de la Nation française, à laquelle j’appartiens, et l’attachement à ma petite patrie alsacienne, la foi dans le destin de mon pays et la conviction qu’il passe par l’Europe et l’amitié entre la France et l’Allemagne.

Ma foi en l’Europe

J’ai toujours cru en l’Europe. Je consacre à cette foi des chapitres de mon dernier livre, « Un Alsacien préfet en Alsace ». Pour moi, l’Europe signifie, selon l’expression de Pierre Pflimlin, le « miracle de la paix » et, selon celle de François Mitterrand, « notre avenir », car comment, sans l’Union européenne, nos nations seules feraient-elles demain le poids face à ces Etats et puissances-continents, que sont la Chine, les Etats-Unis, la Russie, l’Inde et le Brésil. Les lendemains de la seconde guerre mondiale ouvrirent l’ère des prophètes, des Schumann, Monet, Adenauer, Spaak, De Gasperi, qui voulaient que plus jamais l’Europe ne se déchirât en de tels conflits sanguinaires. Puis, vint l’ère des croyants, des Adenauer, Giscard d’Estaing, Schmitt, Mitterrand, Kohl, des hommes qui avaient vécu la guerre et croyaient en cette entreprise de paix et de prospérité qu’était la construction européenne. Désormais, si chez nombre de nos dirigeants la foi n’est pas morte, et tel est le cas de notre Président, ce sont souvent les boutiquiers,les partisans du my money back, « rendez-moi mon argent » selon la célèbre expression de Mme Thatcher, ou les rentiers, ceux qui ne voient l’Europe que comme une source de bienfaits matériels et financiers, qui font le bruit médiatique. J’eus le bonheur d’entendre un croyant de l’Europe, alors qu’il atteignait sa quatre-vingt-dixième année. Cela se passa à Strasbourg, en février 1997. La réunion portait sur l’action de l’Union, à travers les fonds européens. Des centaines de personnes étaient là. Les orateurs firent d’honorables prestations. Pierre Pflimlin était assis dans la salle, attentif, ne demandant rien. Je ne sais plus qui eut l’idée de lui donner la
parole. Cela se fit un peu par hasard. Il monta à la tribune. Il improvisa un discours, éblouissantd’intelligence, de jeunesse, de conviction. Il souleva les coeurs. Cet homme savait transmettre sa foi, avec un talent qui n’avait pas faibli. Il savait faire vibrer l’âme. Il venait de montrer le vrai chemin, celui de l’Esprit, pour la marche de l’unité européenne.
J’avais eu l’occasion, avant de représenter l’Etat en Alsace, d’exprimer ma foi européenne en actes, pas toujours considérables, mais porteurs de symbole. Alors que j’appartenais au cabinet de François Mitterrand, un jour au début de l’an 1987, mon père, alors maire de Drusenheim, me téléphona pour me parler de ses soucis avec l’administration française. Le bac Drusus, qui relie, sur le Rhin, Drusenheim à Greffern, sur la rive allemande, venait de connaitre son vingt cinquième anniversaire. A cette occasion, mon père avait organisé avec son collègue allemand, en septembre 1986, une cérémonie sur le bac, au milieu du fleuve, lors de laquelle les deux maires avaient hissé les drapeaux français, allemand et européen. L’administration fit alors observerà mon père que, même si le Land de Bade-Wurtemberg participait financièrement à son entretien, le bac appartenait à la France et que son initiative d’y faire lever ensemble les trois couleurs était condamnable, le drapeau tricolore devant seul, comme par le passé, y flotter. Formellement, Pierre Schott avait effectivement outrepassé ses pouvoirs, mais c’était pour un bel idéal. Le bac Drusus était devenu le tout premier sur le Rhin, entre la France et l’Allemagne, à arborer les trois couleurs, celles du miracle de la paix. Je suggérai à mon père de préparer, illustré par des photos et des articles de presse, un petit dossier pour le Président de la République.
Ce qu’il fit. Je transmis le dossier et sa lettre d’accompagnement au Président, avec une note de moi. Mitterrand annota ainsi mon papier : « préparer une lettre pour votre père. » Je soumis à sa signature la lettre qui, depuis, est visible, derrière son cadre, par les visiteurs de la mairie de Drusenheim. Datée du 17 février 1987, elle illustre sa foi européenne : « …Les cérémonies organisées à l’occasion de cet anniversaire témoignent de ce que le Rhin, qui divisa tantla France et l’Allemagne, est désormais l’un de ces lieux privilégiés où s’exprime avec vigueur l’amitié entre nos deux pays, dans un esprit d’unité européenne. Son histoire, son destin si déchiré donnent à l’Alsace une place éminente dans le développement de cette amitié et la recherche
de cette unité. Je me réjouis de l’initiative que vous avez prise, avec votre collègue allemand et les populations des deux communes, en ce sens… » Dès la réception de ce courrier, mon père n’eut plus aucun souci avec l’administration française au sujet des drapeaux du bac.

Mon engagement pour l’effacement de la frontière du Rhin

Cette anecdote nous situe dans le symbole. En tant que préfet du Haut-Rhin, entre 1994 et 1998, je pus cependant m’impliquer concrètement dans la coopération transfrontalière, ainsi que l’exécution des politiques régionales de l’Europe. Cette coopération était active. Si elle eût pu être plus dynamique encore, le Rhin, grâce à elle, ne constituait déjà plus une véritable frontière.Ce constat m’apparut évident, quand, quelques années plus tard, je devins le préfet du Pas-de-Calais. Là-bas, je pus observer que la Manche restait une vraie frontière. La conférence du Rhin supérieur était le moteur de cette coopération et rassemblait les Français, les Allemands et les Suisses. Chacun s’y exprimait dans sa langue, sans interprète. Cette conférence porta à son actif
de nombreuses réalisations. Surtout, elle permit aux principaux responsables des régions limitrophesdu Rhin supérieur, de disposer d’une tribune régulière où échanger et souvent trouver des solutions aux questions se posant à leurs concitoyens. Evidemment, des tensions pouvaient surgir, des égoïsmes nationaux prendre le dessus, mais ce qui dominait ces conférences, c’était la volonté de travailler ensemble, de jeter des ponts par-dessus le Rhin.

Outre l’enceinte propice aux débats, un carburant financier était requis pour cette coopération. Celui-ci était fourni par le programme Interreg de l’Union européenne, grâce au financement duquel plus de quarante projets bi- ou trinationaux avaient, du temps où j’étais préfet à Colmar, pu voir le jour dans ma zone, ainsi la création près de Bâle, au Palmrain, d’un bureau d’information et de conseil aux particuliers, Infobest, puis en 1996, d’un autre à Vogelgrün. Indépendamment des structures dans lesquelles l’Etat et ses représentants étaient impliqués, les élus,avec le monde socio-professionnel, avaient établi le long du Rhin de nombreuses formes de coopération. J’observai que, de façon générale, les élus souhaitaient développer leurs liens indépendamment de la présence des délégués de l’Etat français, celui-ci étant suspecté d’un certain jacobinisme, de nature à brimer leurs initiatives. Chaque fois que l’opportunité s’en manifestait, je tâchais toutefois d’être présent dans ces rencontres d’élus. Ainsi, la préfecture de Colmar participait-elle, avec un statut d’observateur, au Conseil de la Regio. Pour ma part, je fus invité maintes fois à des réunions des maires du Regierungsbezirk de Fribourg. J’avais établi une confiante coopération administrative de proximité avec le Regierungspräsident de Fribourg, le Dr Conrad Schröder. C’était un rhénan, comme moi, et nous parlions quasiment
le même dialecte. Homme de culture, d’un abord simple, francophile, il souhaitait sincèrement que se développât l’amitié le long du Rhin. Lors de notre première rencontre, sous la forme d’un dîner au restaurant, nous sympathisâmes et nous tutoyâmes rapidement. Après avoir absorbé quelques verres de vin, je me permis de lui dire, en allemand, deux choses pas trop aimables pour son pays, en particulier la suivante. « Conrad, lui dis-je en substance, tu vas avoir face à toi un préfet qui est né en Alsace. Nous parlons la même langue, on va donc se comprendre plus facilement. Il faut cependant que je te dise quelque chose qui risque de te paraître désagréable, mais qui reflète la sensibilité de l’Alsacien que je suis. Je compte être strict pour les déchets qui traversent la frontière ; pour être franc, je ne suis pas d’accord pour que les Allemands déversent toute une partie de leurs déchets chez nous ; ils doivent les traiter chez eux…Une fois dit cela, je te promets, Conrad, qu’on fera de belles choses ensemble pour la coopération entre nos deux rives ! ». Schröder aurait pu mal réagir. Au contraire, il me dit simplement: « Du hast Recht, Cyrille », « Tu as raison, Cyrille ! ». Je conduisis effectivement une politique de réduction des importations de déchets allemands et bâlois en Alsace. Et Conrad toujours me soutint. Et nous travaillâmes bien ensemble. Nous rassemblions tous les six mois nos chefs de service, alternativement à Colmar et à Fribourg. S’il le fallait, les services concernés se retrouvaient ensuite dans des groupes de travail techniques. Les questions revenant le plus fréquemment avaient trait à l’aménagement de l’espace, aux infrastructures de transport, au développement économique et à la protection de l’environnement, la limitation des rejets polluants de certaines industries ou la lutte contre les trafics illégaux de déchets nous préoccupant régulièrement. Nous avions inscrit au coeur de nos débats les problèmes pratiques rencontrés par nos concitoyens. Nous avions ainsi résolu, en 1995, les difficultés qui étaient rencontrées par les résidents allemands en France et les frontaliers français obligés de circuler un certain temps en Allemagne avec un numéro d’immatriculation provisoire. Nous voulions ainsi aider à bâtir l’Europe au quotidien. Cette vision nous conduisit à évoquer également le sujet de la sécurité. Certes, le Regierungspräsident n’était pas compétent dans le domaine de la police,
un Polizeipräsident exerçant cette attribution au nom du Land de Bade-Wurtemberg. Schröder, quoiqu’il en fût, encouragea constamment les avancées et c’est ainsi que put être crée en 1997 la conférence trinationale, franco-germano-suisse, de police. Dans le champ de la sécurité civile, les exercices, organisés pendant trois années successives, autour de la centrale nucléairede Fessenheim, contribuèrent aussi à notre rapprochement. Schröder et moi saisissions également l’occasion des moments symboliques où pouvait s’exprimer l’amitié entre nos deux peuples. Schröder aimait assister à nos fêtes patriotiques, comme le 14 juillet, ou à des moments forts de notre vie nationale. Moi, même, je participais régulièrement à la réunion conviviale annuelle qu’il organisait avec ses élus et fonctionnaires au Regierungspräsidium et lors de laquelle il me proposait toujours de prendre la parole. Conrad décéda en septembre 2006, alors qu’il n’avait pas atteint ses soixante-treize ans. C’était un chrétien, un homme de paix, un architecte de la fraternité des peuples. C’était un ami.

Le rapport entre la France et l’Allemagne, intense et compliqué

J’ai évoqué ma foi dans le destin de mon pays et la conviction qu’il passe par l’Europe et l’amitié entre la France et l’Allemagne. Pourtant, cette amitié ne va pas de soi. Le rapport entrenos deux pays est intense, mais compliqué. Les réactions en Allemagne au lendemain de l’élection de Macron en témoignent. Les hebdomadaires, die Zeit et der Spiegel, publient sa photo en première page, cette élection étant ressentie comme un évènement majeur, signe de l’intensité de nos liens. Il faut toutefois s’arrêter sur les légendes accompagnant ces photos et la mise en scène de celles-ci. Die Zeit représente Macron les yeux clos et la tête surmontée d’une auréole, avec en gros titre « Der Heiland », « le Sauveur », et le texte suivant :« Emmanuel Macron est considéré désormais comme le sauveur de l’Europe… Qu’avons-nousà attendre de lui ? 1» Der Spiegel entoure son portrait en buste d’un halo bleu-blanc-rouge, avec le titre suivant « Teurer Freund », « Cher ami » au sens de « Coûteux ami », ainsi que le précise le texte d’accompagnement : « Emmanuel Macron sauve l’Europe…et l’Allemagne doitpayer », le tout en tricolore. L’on perçoit de l’admiration, du soulagement, de l’ironie et de l’inquiétude : Macron veut faire payer l‘Allemagne.
Prenons un autre événement franco-allemand de cette année. Le 22 janvier 2018, le Bundestag et l’Assemblée nationale commémorent le 55ème anniversaire du traité de l’Elysée. Le président de l’Assemblée nationale, François de Rugy, s’exprime en allemand devant le Bundestag. La salle est pleine ; la chancelière, Angela Merkel, est là. Le même jour, Wolfgang Schäuble, le
président du Bundestag, parle en français, devant l’Assemblée nationale. L’hémicycle est aux trois-quarts vide. Seuls deux ministres se sont déplacés, dont celle des affaires européennes, arrivée en retard. Légèreté française ?
On le voit, le rapport entre la France et l’Allemagne est étroit, mais complexe. Des analystes se plaisent à souligner les différences, de nature à contrarier leur relation. Sans me ranger à cette vision, je veux évoquer devant vous un certain nombre d’arguments allant dans ce sens.

La France, fière de son siège au conseil de sécurité de l’ONU, de son armée capable d’expéditions, de sa force nucléaire, du rayonnement dû à sa langue et à son histoire de nation des Lumières, de la Révolution et des droits de l’homme, garde le regard tourné vers le vaste monde, avec des zones d’influence privilégiées dans le Sud, spécialement en Afrique. L’Allemagne, fière de la puissance de son économie et de la qualité de ses produits, est réticente devant les interventions militaires, a le regard tourné vers son continent et spécialement l’Europe centrale et orientale, où ses intérêts sont grands, et agit comme l’une des premières
puissances exportatrices mondiales. Les Allemands s’irritent aisément des prétentions et du comportement de celle souvent nommée ironiquement « la Grande Nation. » Le prestige de leur pays tient dans la deutsche Qualität, la qualité allemande. Dans les relations commerciales entre les deux pays, le déséquilibre, au détriment de la France, est aussi ancien que le débat qui
périodiquement l’accompagne. Il en va de même pour la situation de l’emploi. Du côté français, l’on n’est pas en reste dans la critique, spécialement à l’égard d’une politique économique allemande, jugée à courte vue et tirant les bénéfices du marché unique et de la zone euro sans songer à un retour suffisant vers les autres pays européens, ou dans l’irritation d’être seul à véritablement s’engager dans le combat, celui des armes, contre le djihadisme dans le Sahel.

Le terrain institutionnel illustre nos décalages. En Allemagne, le système est fédéral, les Länder n’étant pas de simples régions, mais des Etats fédérés ; le régime est parlementaire, avec des partis qui discutent âprement d’un contrat de gouvernement, qui devra être respecté, et un Bundestag, qui contrôle sourcilleusement le gouvernement et ses engagements, spécialement militaires, à l’étranger ; la décentralisation est ancrée dans l’organisation du pays et, au lieu d’une capitale hégémonique, les pôles urbains maillent le territoire. En France, la République est unitaire et, quoique décentralisé, l’Etat reste bien présent dans l’administration du territoire ; la gouvernance du pays est dominée, sauf en période de cohabitation, par le Président de la République, qui dispose d’un vaste pouvoir, notamment pour l’engagement rapide d’actions militaires extérieures. Dans la gestion des comptes publics, à la rigueur germanique s’oppose la souplesse française. Dans la gouvernance des entreprises, à la Mitbestimmung, où les représentants du personnel participent à la direction des sociétés de plus de cinq cents salariés, fait face un système français qui peine, malgré des progrès, à sortir de l’affrontement entre un patronat rechignant à tout partage du pouvoir et des syndicats qui ne sont pas tous réformistes.

Le fonctionnement de la société souligne aussi les contrastes. L’Allemagne préfère la culture du consensus, même s’il n’est pas toujours aisé à atteindre, la France plutôt la culture de la confrontation, objet d’un jugement ambigu des Allemands : critique de l’inclination à la grève et du manque de discipline, jointe à l’admiration devant la capacité du peuple français à ne pass’incliner devant l’autorité et à défendre les libertés. Les stéréotypes s’expriment dans la culture populaire. L’allemand dit volontiers : „Die Franzosen arbeiten um zu leben, wir leben um zu arbeiten“, « Les Français travaillent pour vivre, nous vivons pour travailler », il critique la frivolité française, mais ajoute aussitôt, envieux et un peu admiratif : „ Leben wie Gott inFrankreich“, « Vivre comme Dieu en France ! » et il se montre sensible à l’élégance française. Le Français sourit de la « lourdeur germanique », tout en louant « le sérieux et la rigueur germaniques. » Quand le Français aime la grandeur, l’Allemand privilégie la prudence, quand le Français se veut créateur, l’Allemand veille à bien entretenir ce qu’il a bâti. Ajoutons à ces éléments que la France est plus jeune et plus dynamique sur le plan démographique.

…mais un magnifique chemin parcouru ensemble pour l’Europe…

Ce schéma, tracé à gros traits très simplifiés, illustre, sans évoquer le terrible passé conflictuel, nos divergences. Et pourtant, quel magnifique chemin parcouru ensemble depuis la fin de la Guerre ! Sans nous attarder, évoquons en quelques images saisissantes : Konrad Adenauer et Charles De Gaulle assistant ensemble dans la cathédrale de Reims à la messe pour la paix le 8 juillet 1962, puis signant le 22 janvier 1963 le Traité de l’Elysée ; Helmut Schmidt et Valéry Giscard d’Estaing devenant des symboles vivants de l’amitié franco-allemande ; Helmut Kohl et François Mitterrand se donnant la main à Douaumont le 22 septembre 1984.
Le « couple franco-allemand » a largement façonné l’Europe. Robert Schumann, Jean Monnet, Konrad Adenauer appartiennent aux pères fondateurs. Mitterrand et Kohl sont les acteurs clé de la création du marché unique, avec Jacques Delors à la tête de la Commission européenne, puis de la naissance de l’Euro. Quand les deux hommes se rencontraient, ils savaient lancer par
leur accord des initiatives suivies par toute l’Union.

…qui est devenu plus étroit…

Puis, les circonstances changent. L’Allemagne se réunifie et de puissance économique mais nain politique, selon une expression du temps de sa division, devient une puissance européenne majeure tout court. Celles et ceux qui accèdent à la tête de nos nations n’ont pas connu la guerre.
La capitale allemande migre de Bonn, une ville rhénane, vers Berlin, une ville du Nord. La réconciliation avec les pays d’Europe centrale, comme la Pologne, est jugée par les Allemands aussi importante que celle réussie avec la France. Le Royaume Uni, dont la pensée néo-libérale n’a cessé d’influencer l’Union, apparaît un allié possible à l’Allemagne dans maints débats européens. Bref, France et Allemagne doucement s’éloignent de leur relation si étroite. Puis surviennent les crises : crise financière de 2008, crise grecque, crise de l’Euro, crise des migrants, Brexit. Même si elles se rapprochent dans la nécessité d’éviter la catastrophe, les
attitudes française et allemande n’y sont pas d’instinct similaires : disposition française à soutenir les banques dès le déclenchement de la crise financière, prudence allemande initiale ; inclination française à aider la Grèce dès le début, réticence allemande au commencement ; ouverture de l’Allemagne à l’accueil des migrants en un premier temps, réserve française quant
à un accueil trop généreux… La gestion des crises, si elle entraine des mesures pour consolider le système bancaire et l’euro, n’autorise cependant pas le déploiement d’une ambition européenne nouvelle, les populismes influençant, par ailleurs, les peuples dans le sens du rejet de toute nouvelle intégration.

…avant la nouvelle donne…

La donne change encore, d’une part, avec le Brexit, qui oblige les 27, et particulièrement la France et l’Allemagne, à resserrer les rangs pour définir une attitude commune face au Royaume Uni, d’autre part, avec le nouvel interventionnisme russe, le terrorisme islamiste, l’ « America first » de Donald Trump, qui conduisent à avancer dans la direction d’une« Europe qui protège », enfin, avec les élections du printemps 2017, qui voient en France et aux Pays-Bas les populismes échouer dans leur tentative de parvenir au pouvoir.
Les élections françaises donnent en mai 2017 au pays un président jeune, ayant conduit campagne en fervent partisan de l’Europe. En revanche, les élections au Bundestag de septembre 2017 ouvrent une période d’incertitude politique, avec un recul sensible de la
CDU/CSU et de la SPD, l’entrée au Parlement, en troisième position, du parti populiste et anti européen, Alternative für Deutschland (AfD), et le retour du parti libéral, la FDP. La tentative de constituer une coalition Jamaika entre CDU/CSU, FDP, devenue eurosceptique, et Verts échoue en novembre, de sorte que s’ouvrent des discussions pour une nouvelle Grande
coalition. Elles aboutissent en février à un contrat de coalition, puis en mars 2018, six mois après les élections, au cabinet Merkel IV, composé de six ministres CDU, trois CSU, dont le ministre de l’intérieur, des travaux publics et de la patrie (Bundesminister des Innern, für Bau und Heimat), Horst Seehofer, et six SPD, dont le vice chancelier et ministre des finances, Olaf Scholz, et le ministre des affaires étrangères, Heiko Maas.

…qui a laissé espérer de nouvelles avancées, sans remettre en cause les éléments fondamentaux de la politique allemande.

Le discours de la Sorbonne de Macron sur l’Europe, en septembre 2017, jouit d’un retentissement considérable en Allemagne. Quoiqu’elles représentent moins d’une page sur les 19 du discours et ne figurent qu’en dernière position des six « clés » d’une « Europe souveraine, unie, démocratique », ses propositions sur l’Euro, qu’il a eu la prudence de ne pas détailler, retiennent particulièrement l’attention. La réaction est, à la fois, celle d’une nécessaire prise en considération de l’initiative française et d’une réserve quant à ses propositions.
La longueur des négociations pour constituer le gouvernement ajourne la clarification de la position allemande. La reconstitution d’une grande coalition ouvre toutefois des perspectives favorables. Ainsi, le contrat de coalition porte comme titre premier, « Ein neuer Aufbruch für Europa », « Un nouveau départ pour l’Europe », et consacre son premier chapitre à ce sujet, en se référant expressément au partenariat avec la France pour la zone euro. En matière de défense, le Koalitionsvertrag affirme la volonté de développer la coopération européenne.

Pour autant, une lecture précise de ce contrat montre les limites de cet « enthousiasme » pour la vision française. L’attachement de l’Allemagne au pacte de stabilité et de croissance, qui oblige les Etats de la zone euro à la rigueur budgétaire, y est souligné, de même que, pour ses propres finances, la volonté d’un budget équilibré et d’une réduction de sa dette en deçà de 60% de son PIB. L’ordre budgétaire constitue la ligne directrice. En matière de défense, derrière la pétition de principe, « Nous voulons rester transatlantiques et devenir plus européens», derrière l’accent mis sur la coopération avec la France, il est surtout posé que l’OTAN reste, en définitive, fondamentale. Tant pour la monnaie que pour la défense, la CDU/CSU et la SPD proclament, dans leur contrat, la volonté de coopérer étroitement avec la France, mais sans rejoindre nombre des propositions précises faites par celle-ci et en restant fidèles aux fondamentaux de la politique allemande.

La grande coalition au pouvoir, où en est l’espoir ?

Désormais, la grande coalition est au pouvoir. Où en sommes-nous ? Le contexte européen a encore changé. Après les divines surprises des scrutins français et néerlandais du printemps 2017, les ombres du populisme antieuropéen se sont à nouveau levées : élections de janvier 2018 en République tchèque reconduisant, de justesse il est vrai, le président Zeman ; élections législatives d’octobre 2017 en Autriche, qui débouchent en janvier 2018 sur la formation du gouvernement Kurz, associant les conservateurs et l’extrême droite anti-européenne ; élections législatives hongroises d’avril 2018 redonnant la victoire au nationaliste Victor
Orban; élections législatives italiennes de mars 2018 se soldant par une coalition populiste entre le mouvement 5 étoiles et la Ligue, qui s’est toujours proclamée antieuropéenne. La question migratoire est devenue centrale, ne cessant de provoquer des poussées de repli identitaire au bénéfice de partis populistes défiants envers l’Europe, accusée de brader des frontières jugées protectrices et de ne pas savoir traiter cette crise.
En Allemagne, le parti AfD est entré avec 98 députés au Bundestag et y est devenu une force d’opposition bousculant la tonalité des débats. Le lien, qui remonte au début de la République fédérale, entre la CDU et la CSU, son partenaire bavarois, a été interpelé, particulièrement en raison des débats relatifs à la question migratoire, la CSU et Horst Seehofer, le ministre del’Intérieur fédéral qui en est membre, ayant adopté des positions les rapprochant des partis populistes. La grande coalition connait régulièrement des moments de tension, liés spécialement à cette évolution et aux piètres résultats électoraux de ses composantes. La grande coalition et surtout sa dirigeante, la chancelière Angela Merkel, apparaissent très fragilisées. Des voix s’élèvent, notamment au sein de la CDU/CSU, contre les projets français pour la zone Euro. Olaf Scholz, le ministre social-démocrate des finances, inscrit ses pas dans la politique de rigueur budgétaire conduite par son prédécesseur chrétien-démocrate, Wolfgang Schäuble.
Les idées d’un ministre des finances et d’un Parlement spécifique à la zone Euro sont écartées et la création de lignes budgétaires qui lui seraient réservées suscite la réticence. L’achèvement de l’union bancaire, avec la garantie européenne des dépôts bancaires, bute sur la crainte de devoir payer pour des banques du Sud, cette crainte ne pouvant qu’être stimulée par l’évolution de l’Italie. S’agissant de la défense, l’Allemagne reste sur la ligne de la retenue stratégique, comme l’a montré sa non-participation en avril dernier aux frappes militaires contre des installations chimiques en Syrie, menées par les Etats-Unis, la France et le Royaume-Uni, alors même que le gouvernement fédéral jugeait ces frappes totalement justifiées.
Dans ce domaine de la défense, le partenaire traditionnel de la France, capable comme elle d’intervenir rapidement sur les théâtres du monde, est le Royaume-Uni, la relation avec l’Allemagne, malgré des initiatives comme la création de la brigade franco-allemande, ne se traduisant pas dans le champ opérationnel. Entre les cultures stratégiques des deux pays existe un fossé. Tant au sein de sa classe politique que de sa population, la République fédérale a développé une « culture de retenue. » Une évolution a certes eu lieu, à travers l’intervention en Afghanistan et dans la lutte contre Daech au Moyen Orient. Toutefois, si des troupes
allemandes sont déployées de façon significative au Mali, elles ne participent pas, contrairement aux françaises, à la lutte armée contre les djihadistes.
Enfin, dans certains milieux allemands, de l’agacement se cristallise face à l’idée que « le centre de gravité européen se déplace vers la France », pour reprendre l’expression du directeur du renseignement national américain, lors d’une audition en février au Congrès.
« Qu’il était bleu le ciel et grand l’espoir/L’espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir », faut-ilappliquer ces vers de Verlaine au « Colloque sentimental », pour reprendre le nom de son poème, du couple franco-allemand ? Ou encore faut-il évoquer « l’impossible tango » entre Paris et Berlin, comme l’a fait le 4 octobre dernier la chroniqueuse du Monde ? C’est aller viteen besogne. Nous reviendrons sur cette question.

L’Europe est malade

Retournons d’abord vers l’Europe et notre Président. Celui-ci ne relâche pas ses efforts. Dansson discours de Strasbourg devant le Parlement européen, dans celui d’Aix-la-Chapelle, en mai, où lui a été remis le prix Charlemagne, dans ses visites aux différents pays de l’union, il plaide pour la souveraineté et l’unité européenne, pour le refus du repli sur soi, pour la nécessaire relance. Et il dénonces les nationalismes menaçants pour l’Europe. Cependant, son projet de relance parait affaibli et des voix soulignent ce qu’ils appellent son isolement en Europe.
Et il ne faut pas se le cacher : l’Europe est malade. Certains observateurs anglo-saxons vont jusqu’à considérer que le Brexit a été l’indice de sa décomposition, celle-ci allant être l’issue de la crise migratoire. Le Brexit représente effectivement une épreuve considérable pour l’Union. Jusqu’alors, l’Europe s’est toujours élargie, cet élargissement, parfois critiqué, signifiant en tout cas un désir de rejoindre l’Union, un désir d’Europe, une attractivité de celle-ci, par-delà ses crises. Pour la première fois, un pays, l’un des plus importants, a décidé de partir.
Il s’agit d’un retournement historique, même si d’autres candidats attendent encore aux portes. La crise migratoire recèle également une dimension existentielle. En Europe centrale, dans ces pays appelés « de l’Est » du temps du rideau de fer, les peuples se replient sur eux, craignant pour leur identité, refusant d’accueillir une population étrangère, fut-elle réfugiée, échappée de cruels conflits. Ces peuples, sous le manteau de l’Empire soviétique, sont restés en famille, entre eux. Si l’on ne pouvait guère sortir de leurs frontières, on ne pouvait pas plus y entrer, sinon quelques infimes minorités, comme ces étudiants du monde venant se former aux théories de l’internationalisme prolétarien. La chute du mur a représenté une ouverture pour ces peuples,dont une fraction a rejoint l’ancienne Europe de l’Ouest, mais cette ouverture signifia aussi que l’on pouvait entrer chez eux. Le risque de migrations venant de l’Europe de l’Ouest restant insignifiant, celui de migrations issues d’autres continents, d’Afrique, d’Asie moyen orientale, est devenu plus significatif, surtout depuis les crises au Moyen Orient et en Lybie. Là s’est produit une fermeture des esprits, dont les gouvernement dits illibéraux, qui ont succédé auxdémocrates des premiers temps de la fin du communisme, sont l’expression. L’illibéralisme installe un système qui remet en cause la séparation des pouvoirs et s’appuie sur un homme fort, se définissant comme la parole et la volonté d’un peuple nourri par la crainte obsidionale, la peur de l’autre. Il interpelle le modèle démocratique, fondement des nations de l’Union.
En Europe de l’Ouest et spécialement en Allemagne, les flux massifs de l’année 2015 ont provoqué chez des franges de la population des rejets, renforcés par la montée du terrorisme islamiste et des incidents comme les agressions sexuelles de la nuit de la Saint Sylvestre à Cologne en 2016 ou, plus récemment, les faits divers de Kandel et de Chemnitz. Des voix populistes ont exalté la crainte de ces fractions du peuple. Désormais, les partis populistes semblent avoir le vent en poupe sur l’ensemble du continent, y compris en Scandinavie. Leurs idées représentent bien une menace existentielle pour cette Union qu’ils rejettent. Outre le combat des idées, qui marquera les élections européennes de 2019, une fissure semble bien s’être fait jour entre l’Est et la majeure partie de l’Ouest de l’Europe, spécialement entre les pays du groupe de Visegrad, Pologne, Hongrie, Tchéquie, Slovaquie, qui ont été libérés de l’empire communiste, et les pays qui ont vécu dans la mouvance atlantique. Cette division s’ajoute à celle entre un Nord prospère, aux finances équilibrées, et un Sud qui a connu des turbulences. Le refus d’aider immédiatement la Grèce a été une erreur financière et économique, car elle a montré aux marchés financiers que la zone euro était faible et les a, d’unecertaine manière, encouragés à attaquer l’un après l’autre les pays jugés fragiles, comme l’Irlande, l’Espagne, le Portugal, Chypre, précipitant la zone Euro dans une crise économique et monétaire, qui eût pu être évitée. Certes, des réformes étaient indispensables en Grèce, mais la
première priorité, au moment où celle-ci fut attaquée, était de montrer au monde que la zone euro était puissante et interdisait que l’on s’en prisse à l’un de ses membres. La faute était, tout autant, voire plus, morale. A l’époque, on parlait en Europe du Nord des pays du « club Med » ou des PIGS (en anglais, Portugal, Irland, Greece, Spain), c’est-à-dire des « cochons » pour qualifier ces nations jugées insuffisamment disciplinées. Où était l’esprit européen, dans ce mépris affiché pour des membres de l’Union ? Nulle part. Une fracture psychologique a été créée. Un manque de confiance dans l’Europe s’est développé. Il a été amplifié chez les nos
voisins transalpins par le sentiment de se retrouver seuls face à la déferlante migratoire. Et l’attitude de l’actuel gouvernement italien risque de relancer une crise de l’Euro.
Ajoutons à ce diagnostic de la maladie européenne un élément supplémentaire, relatif à notre rapport aux Etats-Unis. A l’issue de la dernière guerre, le chemin vers l’unité européenne se construit sous la protection de ceux-ci face à la menace soviétique, contenue derrière le rideau de fer. Historiquement et culturellement, par-delà nos différences, les Etats-Unis d’Amérique
sont enfants de l’Europe et l’alliance atlantique unit, somme toute, les membres d’une même famille. Or, ce qui se passe aujourd’hui, c’est que ce membre si éminent de la famille que sont les Etats-Unis se retourne contre l’Union européenne, souhaitant sa division, pour se retrouver dans des relations bilatérales avec ses différents pays, dans la position du puissant face au faible. Ce retournement historique de l’Amérique est plus périlleux pour l’Union que la réserve ou l’hostilité de puissances comme la Russie, car celle-ci constitue un moteur pour renforcer l’unité, par-delà quelques comportements marginaux. L’attitude de l’Amérique s’exprime dans le cercle familial, avec la puissance conférée par la demande de protection militaire qui lui est adressée, spécialement dans le centre et l’Est de l’Europe, et la force de certains liens commerciaux, de sorte qu’elle fait peser un réel danger de division, voire de cassure, sur l’Union.

L’Europe n’est pas condamnée, elle travaille

Alors, docteur, ce diagnostic signifie-t-il que ce malade, cette Europe, est condamné ? Non, je ne le crois pas et, surtout, ne l’espère pas.
D’abord, souvenons-nous que l’Europe a toujours cheminé de crise en crise. On l’a oublié, mais de juin 1965 à janvier 1966, la France du général de Gaulle a pratiqué la politique de la chaise vide, refusant de participer aux réunions du conseil des ministres de la Communauté économique européenne et bloquant ainsi toute décision, cela jusqu’au compromis de Luxembourg. Songeons aussi aux incartades de Mme Thatcher, qui ont exigé un art certain du compromis. En vérité, la construction européenne s’effectue dans la dynamique, mais délicate rencontre du pragmatisme et de l’idéal, dans la composition à trouver sans cesse entre les intérêts des Nations constitutives et l’idée d’une véritable union, pacifique et prospère. Robert Schumann l’a écrit dans son livre « Pour l’Europe » : « Le véritable esprit européen est la prise de conscience des réalités, des possibilités et des devoirs, en présence desquels nous nous trouvons placés les uns et les autres par-dessus les frontières, au-delà de nos antagonismes et nos ressentiments. »
Le compromis est, au total, la marque de fabrique de l’Europe. La résolution de la crise nécessite généralement ce compromis. En définitive, elle fait avancer l’Europe. Il est vrai que la crise oblige aussi l’Europe, car elle doit être surmontée, sauf à remettre en
cause sa construction même, et la réponse de l’Union doit à la fois porter le sceau de l’efficacité et celui du respect de ses valeurs. Les crises actuelles, caractérisées par leur multiplicité -l’on parle à Bruxelles de polycrises-, exigent des réponses s’inscrivant dans cette double exigence. Elles ne paraissent pas impossibles, malgré l’ampleur des défis. Face au Brexit, les Européens ont su trouver jusqu’à ce jour l’unité et la clarté nécessaire dans leur position, les Britanniques découvrant, à travers la difficulté à la quitter, la force que représente l’Union. Celle-ci peut poursuivre son cheminement historique même s’ils partent, car le Royaume Uni s’est toujours situé sur la marge de l’Europe, contrairement à la France et à l’Allemagne. Certes, la question n’est pas close, ni pour l’Europe ni surtout, au demeurant, pour le Royaume Uni. S’agissant de la crise migratoire, les diverses initiatives prises par l’Union ou les pays membres, parfois dans le désordre et de façon contestable, ont, en tout cas, eu pour effet de faire diminuer de façon
drastique les flux migratoires dans la Méditerranée. Par-delà les positions, ostentatoires et difficilement admissibles au regard de l’esprit communautaire, prises par certains pays, un travail de fond est effectué par la Commission et les instances communautaires. Surmonter la crise signifiera, à la fois, réguler et maîtriser les flux migratoires, sauf à ignorer dangereusement
un sentiment populaire réel, et respecter les valeurs fondatrices de l’Europe, dont l’accueil à accorder au réfugié. Si les mouvements populistes et de rejet de l’étranger ont gagné en puissance et visibilité, ils ne sont pas seuls représentatifs des peuples. Loin de là. En Allemagne, le parti xénophobe AfD est de plus en plus visible, mais a, en définitive, recueilli au scrutin de septembre 2017 un peu moins de 13 % des suffrages et dans le récent scrutin en Bavière 10% ; les mouvements hostiles aux dérives xénophobes n’ont pas manqué de se manifester à leur tour et de montrer leur ancrage dans le peuple allemand. Dans les toutes dernières élections, en
Bavière, au Luxembourg, en Belgique, un parti europhile, celui de Verts, a connu une progression remarquée. Même en Europe centrale, les opinions sont loin d’être unies derrière la ligne xénophobe. Quant à l’Euro, s’il est vrai que les choses avancent lentement par rapport au projet du président Macron, l’Allemagne s’est rapprochée de la France et nos deux pays sont
susceptibles de faire bouger à nouveau les lignes.
Observons que l’Europe de la défense a connu, en peu de temps, en 2017 et 2018, des avancées étonnantes, avec notamment la mise en place de la coopération structurée permanente, réunissant 25 des Etats membres, la création du Fonds européen de défense, l’émergence de l’Initiative européenne d’Intervention, portée par la France. Le 25 juin 2018, neuf Etats membres de l’Union ont signé une lettre d’intention en vue de sa constitution. La présence de deux pays, le Royaume-Uni et le Danemark, qui ne participent pas à la politique de sécurité et de défense communes et dont le premier veut quitter l’Union, a frappé les observateurs. Il est vrai que cette initiative, qui veut réunir les Etats européens volontaires et capables d’intervenir militairement, ne s’inscrit pas juridiquement dans le cadre de l’Union, tout en voulant établir des liens étroits avec la coopération structurée permanente. Si certains observateurs ont vu dans cet engagement britannique une manoeuvre de la « perfide Albion » pour diviser les membres
de l’Union, beaucoup y ont reconnu la preuve de l’importance que le Royaume Uni attache à un lien étroit de sécurité avec l’Union, avec laquelle il souhaite conclure un traité sur la sécurité.
Enfin, n’oublions pas des avancées comme la révision de la directive sur les travailleurs détachés, la création prochaine d’universités européennes, l’adoption par le Parlement européen du « droit voisin », tant attendu par nos journaux, voire des perspectives comme celle d’une taxation des GAFA, des multinationales du numérique, qui ne parait plus hors de portée.

Pas d’autre solution pour l’Europe que le moteur franco-allemand

Quant au couple franco-allemand, si certains pays rechignent à reconnaitre son caractère central, personne, en réalité, ne propose une solution autre pour la poursuite du cheminement européen. Les « alliances » forgées de façon circonstancielle, dans les temps récents, n’ont été que des coalitions de refus. Refus par des pays d’Europe du Nord de l’approfondissement de la zone Euro ; dans une prise de position autour des Pays-Bas, huit d’entre eux mettent en garde en mars dernier le couple franco-allemand contre toute initiative visant à s’éloigner du pacte de stabilité. Refus par les pays d’Europe centrale, ralliés par l’Italie et un peu par l’Autriche, d’une politique migratoire, alliant la nécessité de maîtriser les flux et le respect des principes moraux fondateurs de l’Union. En vérité, ce sont des rencontres d’égoïsmes nationaux, sur lesquels rien ne peut être bâti. Prenons la question migratoire. Le ministre de l’Intérieur italien, le premier ministre hongrois, le gouvernement autrichien, enfin le ministre de l’Intérieur CSU allemand vont, dans le discours, se saluer réciproquement pour leur politique, le refus de nouveaux migrants. Il s’agit d’une pétition de principe. Voyons maintenant les faits. Le ministre de l’Intérieur allemand veut ouvrir des centres fermés en Allemagne, d’où la majorité des migrants sera automatiquement refoulée. Hurlements des Autrichiens, pour lesquels il est hors de question d’accepter ces refoulements. Les Autrichiens eux-mêmes ne veulent plus des migrants venant d’Italie. Indignation du ministre de l’Intérieur italien. Celui-ci veut que les migrants descendant de bateaux abordant des ports italiens soient aussitôt répartis entre les divers pays européens. Hors de question en ce qui concerne mon pays, réagit le premier ministre hongrois, de même d’ailleurs que les gouvernement polonais, tchèque ou slovaque. L’Europe des Nations que nous proposent les souverainistes n’est que l’Europe des égoïsmes nationaux, ceux-ci se saluant dans le principe et se livrant bataille dans la pratique.

La France et l’Allemagne sont conscientes de leur responsabilité.

Par-delà les critiques et l’agacement que suscite parfois Emmanuel Macron, l’intérêt, voire la séduction, que provoquent sa conviction, sa jeunesse, sa volonté réformatrice, son projet de nouvel élan pour l’Europe n’ont pas disparu en Allemagne. Pour le premier anniversaire de son élection, des chaines de télévision allemandes ont consacré des émissions spéciales à son action.
Des voix, chez les Verts, les sociaux-démocrates, les chrétiens-démocrates, incitent les Allemands à bouger. Le franco-allemand, Daniel Cohn Bendit, a stigmatisé, il y a quelques mois, lors d’un débat télévisé sur une chaine allemande, « une paresse intellectuelle en Allemagne à se confronter avec les propositions de Macron pour l’Europe. »En tout cas, même si les avancées ont pris un certain temps, à l’issue de leur sommet tenu le 19 juin 2018 au château de Meseberg près de Berlin, Macron et Merkel ont signé une déclaration, qui témoigne d’une ambition commune face à ce qu’ils appellent les « défis existentiels » auxquels est confrontée l’Europe. Sans nous arrêter à tous les sujets abordés, notons : que des mesures pour renforcer la défense européenne y sont développées (la ministre française des Armées Florence Parly et son homologue allemande Ursula von der Leyen ont signé́ à Meseberg une lettre d’intention communes sur le char de combat du futur et une autre sur le système de combat aérien du futur) ; que les différents chapitres pour le renforcement de la zone Euro, mécanisme européen de stabilité, union bancaire, budget de la zone Euro, y sont traités de façon concrète et concordante; que sur la fiscalité, les deux pays se prononcent pour une assiette commune de l’impôt sur les sociétés et une taxation équitable du numérique ; qu’en matière de recherche et d’enseignement supérieur, ils veulent agir pour la création rapide d’universités européennes, comme celle qui doit se créer le long du Rhin. Ils n’omettent pas le sensible chapitre migratoire, où ils ont déjà réussi à regrouper certains pays européens pour un accueil commun
de migrants. Ce sommet de Meseberg n’a guère fait l’objet de grands commentaires dans les media ou a parfois été présenté comme de peu d’intérêt. Pourtant, malgré un certain affaiblissement réciproque en politique intérieure, les deux dirigeants ont confirmé une volonté commune, celle de continuer à être moteur dans la construction européenne. Cette ambition a été réaffirmée à plusieurs reprises depuis, et notamment lors de la rencontre à Marseille le 7 septembre entre Macron et Merkel. Elle a été déclinée à divers échelons ministériels et reprise par les assemblées parlementaires : dès son élection, le président de l’Assemblée nationale, Richard Ferrand, a rencontré à Lubeck le 20 septembre dernier, son homologue allemand, Wolfgang Schäuble, et ils se sont prononcés pour la création d’une assemblée parlementaire commune réunissant cinquante députés de chaque pays, cette création devant figurer dans l’accord entre les deux assemblées prévu le 22 janvier 2019, pour le 56ème anniversaire du traité de l’Elysée.
En résumé, derrière le bruit médiatique du Brexit et de la question migratoire, l’Europe continue de travailler, tandis que la France et l’Allemagne demeurent conscientes de leur responsabilité.
Celle-ci est certes immense, s’agissant de la réponse à apporter à tant de défis existentiels pour l’Europe. Et leur couple doit être capable de s’ouvrir à des partenaires susceptibles de contribuer à cette réponse et décidés à faire progresser l’Union. Beaucoup vont me dire qu’oeuvrer pratiquement à cette réponse suffit largement à occuper l’agenda européen et que le temps n’est pas, ou plus, aux initiatives symboliques, les Européens voulant du concret et rien que du concret. Et pourtant… lorsque l’on regarde l’histoire de la relation franco-allemande, l’on constate que les moments symboliques, que j’ai évoqués plus haut, comme la messe de Reims
d’Adenauer et de Gaulle ou la poignée de main de Kohl et Mitterrand à Verdun, ont été des moments essentiels de cette histoire. Tous nos romans nationaux sont d’ailleurs nourris par ces moments symboliques. Le symbole, en effet, compte dans l’Histoire. Comme l’a dit Emmanuel Macron dans son discours de la Sorbonne : « L’Europe aussi est une idée…L’Europe ne vivra
que par l’idée… »

Renouveler le serment de Strasbourg.

Alors que j’avais quitté l’Elysée en octobre 1987, il m’arrivait encore d’adresser des notes à François Mitterrand sur tel ou tel sujet. C’est ce que je fis en avril 1989. Ma note s’intitulait « Strasbourg, capitale européenne » ; elle est reproduite en annexe de mon livre « Un Alsacien préfet en Alsace. » J’y proposai au Président de la République française de conclure avec celui de la République fédérale d’Allemagne un nouveau « serment de Strasbourg », en 1992, mille cent cinquante ans après celui signé en 842.
Faisons un rapide retour historique vers ces temps anciens. Les petits fils de Charlemagne, Lothaire, l’ainé, Louis le Germanique et Charles-le-Chauve se battent entre eux. En février 842, à Strasbourg, Louis et Charles, qui sont demi-frères, font alliance contre Lothaire. Ils prononcent les fameux serments de Strasbourg. Ils le font en langue dite vulgaire. Louis prononce le sien en langue romane pour être compris des soldats de Charles et celui-ci le récite en tudesque pour être entendu des soldats de Louis. Ces serments constituent, en quelque sorte, le premier accord bilingue franco-allemand, écrit dans des parlers ancêtres de nos langues
nationales. L’année d’après, en août 843, les trois frères signent le Traité de Verdun, qui laisse le titre impérial à Lothaire, mais partage, en fait, l’empire carolingien, l’empire des Francs – dont la France a gardé le nom – en trois entités. La Francie orientale échoit à Louis le Germanique, la Francie occidentale à Charles-le-Chauve, tandis que Lothaire conserve, avec le titre d’empereur, la partie centrale, qui va de la Mer du Nord à Rome. L’Alsace en fait partie.
De ce partage vont émerger nos deux pays, l’Allemagne et la France, pas tout de suite, mais au terme d’un long processus, qui se poursuit jusque vers les années 1050. A ceux qui veulent en savoir plus à cet égard, je recommande la lecture du livre de Carlrichard Brühl, « Naissance de deux peuples – Français et Allemands (IXème-XIème siècle) », cet historien allemand ayant
appartenu au monde universitaire de nos deux pays.
Retenons de tout ceci : que nos deux pays sont issus d’une construction commune, celle de l’empire carolingien, dont les limites correspondaient approximativement à celles de l’Europe des six, la matrice de l’Union actuelle ; que les serments de Strasbourg sont le fondement d’une première alliance entre nos nations ; qu’ils contiennent les germes de nos langues ; qu’ils sont le premier acte de la division de cet empire. Et tout cela se passa à Strasbourg, quelque part au centre de cette première construction européenne. Alors, je me suis dit : pourquoi pas un nouveau serment de Strasbourg, pour sanctifier l’amitié de nos deux nations, cette fois-ci dans le but non de diviser, mais d’unifier encore plus l’Europe ? Au serment de Strasbourg qui a divisé une Europe en germe succéderait un serment de Strasbourg qui scellerait l’amitié de la France et de l’Allemagne dans un grand et généreux dessein européen.
A Strasbourg bat l’âme de l’Europe. Le symbole serait puissant. C’est autour de Strasbourg et de l’Alsace que nos nations se sont
affrontées, que l’Europe s’est déchirée et c’est là qu’elle s’est retrouvée. C’est Strasbourg, par toute son histoire, y compris la plus douloureuse, qui est la cité où se rencontrent les génies français et germanique, ainsi que notre si belle cathédrale, mais aussi une église comme Saint Thomas, l’illustrent.
C’est à Strasbourg que s’est réunie et que siège la première assemblée européenne, le Conseil de l’Europe, une assemblée qui veille spécialement au respect de l’Etat de droit. Comme le pape François l’a souligné en novembre 2014, « Le chemin choisi par le Conseil de l’Europe est avant tout celui de la promotion des droits humains, auxquels est lié le développement de la démocratie et de l’État de droit ». La Cour européenne des droits de l’Homme est fille du Conseil de l’Europe. Selon le pape François, toujours lui, « la Cour Européenne des Droits de l’Homme … constitue en quelque sorte la ‘‘conscience’’ de l’Europe… » Strasbourg est, en
Europe et au-delà dans le monde, la ville de ces droits, où ceux-ci sont inscrits au coeur même des institutions qui y siègent, la ville où bat le coeur de la démocratie. C’est à Strasbourg que les consciences du Monde, ces hommes ou ces femmes comme Nelson Mandela, Denis Mukwege et Nadia Murad reçoivent, avec le prix Sakharov, le « Nobel de la paix européen », attribué par le Parlement européen pour leur action en faveur des droits humains. Si notre Europe est si attrayante pour ces hommes et ces femmes venues du monde entier, c’est parce qu’il y souffle un vent de liberté et de respect de l’être humain, sur lequel il est veillé
spécialement depuis cette ville rhénane qu’est Strasbourg.
C’est à Strasbourg que se lèvent les voix qui incarnent l’Europe. Le président Macron y prononce en avril dernier l’un de ses beaux discours. Les chefs d’Etat et de gouvernement viennent y présenter leur vision de l’Europe et peuvent s’y faire rappeler, comme récemment le président hongrois, les valeurs qui fondent notre Union. Le pape Jean-Paul II s’y exprime en 1988, puis le pape François, déjà cité. L’hommage à un artisan majeur de l’amitié francoallemande, de l’unité allemande et de l’Europe, l’hommage à Helmut Kohl y est rendu solennellement. Le discours sur l’Etat de l’Union y est prononcé par le président de la
Commission européenne.
Bien sûr, le rôle de Strasbourg ne peut se limiter à cela, car c’est dans cette ville que réside le pouvoir législatif de l’Union, que le Parlement vote les textes permettant à l’Europe d’avancer. Il faut que cela continue, que ce rôle législatif soit affirmé et renforcé.
Si Bruxelles devenait seule capitale européenne, la perte serait immense pour l’Europe. Il n’y aurait plus de ville incarnant le rêve d’Europe, il n’y aurait plus qu’une ville de technocrates et de politiciens à la recherche de compromis. Si Bruxelles est la ville des techniciens, certes indispensables, de l’Europe, Strasbourg est la ville où vibre l’âme de l’Europe. Strasbourg est la capitale spirituelle de l’Europe, là où souffle l’esprit. Qui aime l’Europe, aime Strasbourg. Ce sont les « pragmatiques », pour ne pas dire les boutiquiers, qui n’ont qu’une vision technocratique, matérialiste, marchande de l’Europe, qui luttent contre la place de Strasbourg
en son coeur vibrant.
Après cette déclaration d’amour, fondée cependant sur des arguments précis, je veux vous livrer les propositions contenues dans ma note à Mitterrand.

Le nouveau serment de Strasbourg : pour l’amitié entre la France et l’Allemagne, pour l’Europe

Je proposai la signature du nouveau serment de Strasbourg par les Présidents de la République française et de la République fédérale d’Allemagne, les lointains successeurs des petits fils de Charlemagne. Cette signature aurait lieu sur le Rhin, qui autrefois divisa et désormais unit.
Le serment mettrait à la disposition de l’Europe une terre située des deux côtés du Rhin, en France et en Allemagne, qui recevrait un statut à imaginer, celui d’un territoire européen. Je n’imaginais pas possible un district européen, comparable au district fédéral des Etats-Unis, dans lequel se situe la capitale fédérale, Washington et qui possède un statut le rapprochant d’un Etat fédéré, car alors France et Allemagne eussent dû renoncer à leur souveraineté sur les villes de Strasbourg et Kehl. L’Euro district a depuis été constitué, et c’est une heureuse chose, mais celui-ci n’a rien à voir avec un territoire fédéral, comme celui que je viens d’évoquer.
Dans un second traité, les Etats européens enregistreraient le don de cette terre et décideraient d’y bâtir un « palais de l’Europe », un véritable palais qui susciterait le rêve des peuples et permettrait au symbole de se déployer. Ce palais comprendrait plusieurs bâtiments, qui seraient érigés des deux côtés du Rhin. Les plus grands artistes du continent, architectes, sculpteurs,
peintres, décorateurs, seraient sollicités pour leur construction. Ce palais permettrait l’émergence d’un cérémonial de l’Europe nouvelle. A l’époque, j’envisageais un tel cérémonial pour la prise de fonctions, tous les six mois, du nouveau président de la Communauté ou les présentations de lettres de créance par les chefs de mission diplomatique auprès de la Communauté. Les institutions européennes ont évolué. Un président permanent préside désormais le Conseil européen, qui réunit les chefs d’Etat et de gouvernement. Le président de la Commission est choisi après l’élection du Parlement et tient compte des résultats de celle-ci.
Bref, un cérémonial pourrait sans peine être imaginé dans le cadre des institutions actuelles.
Ce palais comprendrait aussi un vaste musée, non seulement de la construction européenne, mais plus généralement de la civilisation de notre continent, reflétant tant son unité que sa diversité. D’autres idées me paraissaient possibles : une université européenne, un théâtre multinational, un opéra, …
Bâtir un tel palais de l’Europe, dont les composantes pourraient être reliées par un pont sur le Rhin, ancrerait des portions de territoires français et germanique dans une même entité, européenne. Elle conduirait à intéresser charnellement l’Allemagne à promouvoir le rôle de Strasbourg comme capitale européenne. Elle renouerait avec la vocation de Strasbourg, dont
l’évêché s’étendit pendant de nombreux siècles des deux côtés du Rhin.
Je terminais ma note ainsi : « Ce projet est un rêve et je le sais. Je suis convaincu de ce que la construction européenne ne peut pas être uniquement une affaire de techniciens, aussi compétents fussent-ils. Il y faut des symboles. Et Strasbourg ne doit pas délaisser ce champ symbolique, car là réside sa force par rapport à Bruxelles. L’omettre serait s’inscrire dans unelogique strictement utilitariste ; et l’Europe et Strasbourg y perdraient ! »
Mitterrand qui fut si européen, lut ma note, mais ne mit pas en oeuvre ses suggestions. Peut-être parce que l’action quotidienne de bâtisseur de l’Europe, qu’il était, ne lui permit pas de s’engager dans la voie proposée, qui pouvait paraître hors des urgences du temps. Car, face à ces urgences, s’engager dans la voie que je proposais était susceptible de prêter à critique. Cela
n’a, au demeurant, absolument pas changé.
Comme je suis un Alsacien obstiné, un Dickschadel, je rédigeai, le 24 mai 2007, une brève note pour le président Sarkozy, pour lui transmettre ma note de 1989. Claude Guéant, mon collègue préfet, alors secrétaire général de l’Elysée, par l’intermédiaire duquel j’avais fait passer mes documents, me fit une réponse courtoise, m’assurant que le chef de l’Etat l’avait lue avecintérêt… Je n’en restai pas là. Le 14 novembre 2012, après que les DNA eussent consacré une pleine page au 1170ème anniversaire du « serment de Strasbourg », je saisis directement François Hollande, qui avait appartenu comme moi à la Maison de Mitterrand, par une nouvelle note, à laquelle j’annexai la première. Je l’intitulai « Un nouveau serment de Strasbourg, pour l’Europe », y suggérant de conclure un « serment de Strasbourg » en guise de renouvellement du Traité de l’Elysée, dont le cinquantième anniversaire, le 22 janvier 2013, approchait. Cette fois-ci, j’eus droit à une réponse chaleureuse du Président de la République. Il y rappelait les réalisations concrètes, selon lui, déjà mises en oeuvre : le « palais » du parlement européen et, je le cite, le « groupement européen de coopération transfrontalière associant Strasbourg et la ville allemande voisine de Kehl ». Il y soulignait le rôle de Strasbourg : « …la capitale de l’Alsace occupe une place à part dans l’histoire, mais aussi la mémoire collective des deux nations. Longtemps motif de discorde, elle témoigne aujourd’hui de la paix, de la réconciliation et de l’amitié qui règnent sur les rives du Rhin. » Ma note est reproduite en annexe de mon livre, ainsi que la réponse de François Hollande.

Le cinquantième anniversaire du traité de l’Elysée fut célébré, comme tout le monde le sait, sans serment de Strasbourg. Errare humanum est, perseverare diabolicum, « faire erreur est humain, persévérer est diabolique ». Eh bien ! Je dois être diabolique. Le 30 septembre 2017, je rédigeai une note à l’attention du président Macron, intitulée cette-fois-ci : « Un nouveau serment de Strasbourg pour renouveler le traité de l’Elysée ? » J’y joignis, bien sûr, ma proposition de 1989. Son chef de cabinet me fit le 11 octobre une réponse agréable, comportant notamment le passage suivant « …la France doit être aux avant-postes d’une Europe refondée et réconciliée avec ses citoyens. Dans ce combat pour une Union européenne ambitieuse, Strasbourg occupe une place éminente et constitue un atout indéniable pour notre pays. » Surtout, le chef de l’Etat, avec qui je pus converser quelques instants lors de la réception du corps préfectoral à l’Elysée, le 4 décembre 2017, me dit : « J’ai une note de vous sur mon bureau… ».
Finalement, la proposition d’un nouveau serment de Strasbourg vint sur la place publique. En février 2018, je présentai à Paris à l’assemblée générale de l’Association française des décorés du mérite allemand (AFDMA) un exposé sur la relation franco-allemande, que je conclus sur cette idée. En mars 2018, la fondation Robert Schumann publia ce texte dans sa lettre, qui a une
diffusion européenne. Les DNA s’en firent l’écho dans leur page « Chuchotements » du lundi 12 mars 2018. Ce soir, j’ai le bonheur de la présenter devant vous grâce au FEC, où j’ai passé trois heureuses années dans la proximité de Médard, ce génial Frère qui sut inspirer ici, avec la puissance de conviction d’un paysan d’Hipse, d’Hipsheim, un foyer intellectuel tourné vers
l’Europe, en digne héritier de l’humanisme rhénan.

Alors que l’on se dirige vers le renouvellement du traité de l’Elysée, avec un approfondissement de la relation franco-allemande, l’on pourrait faire de sa signature un moment fort de l’histoire de l’amitié entre nos deux peuples et de celle de l’Europe, en lui donnant la forme d’un nouveau serment de Strasbourg. En sera-t-il ainsi ? Je subodore que vous en doutez. Quoiqu’il en soit,
un tel serment devrait revêtir un double caractère : celui de la sanctification des liens entre la France et l’Allemagne, celui, à partir de ces liens, d’une essentielle dimension européenne.
Comme toutes les idées, celle d’un nouveau serment de Strasbourg va avoir sa vie propre. Ce qui, pour moi, compte aujourd’hui, c’est qu’elle vienne dans le débat public, qu’elle puisse susciter des adhésions du coeur, avec cette demande très simple lancée ce soir depuis le FEC : que soit signé un nouveau serment de Strasbourg, pour l’amitié de la France et de l’Allemagne,
pour l’unité de l’Europe !