La coopération franco-allemande en matière de défense : une tribune et sa réponse

« Armement : les erreurs allemandes de la France ».

En matière de politique étrangère et de défense, le destin de la France est fondamentalement différent de celui de l’Allemagne.

Par Vauban, qui regroupe une vingtaine de spécialistes des questions de défense. Paru dans « la Tribune » du 22.3.2021.

« Nul ne peut ignorer que Berlin a pour ambition de récupérer peu à peu les leviers d’un véritable pouvoir : la connaissance (par le spatial) et l’influence (par un siège au conseil de sécurité des Nations-Unies) ».

En avril 1933, quelques mois seulement après l’arrivée d’Hitler par les urnes au pouvoir, Jacques Bainville, le grand historien des relations franco-allemandes, écrivait que « l’histoire des deux peuples se poursuit. Elle offre, dans cette phase qui finit et dans celle qui commence, ce caractère redoutable que jamais les Français n’ont si peu compris les Allemands. Leurs raisonnements et leurs sentiments nous échappent ». Trente ans plus tard, la même incompréhension demeurait : le préambule interprétatif imposé par le Bundestag le 15 juin 1963 au Traité de l’Élysée, en rappelant les buts de la politique étrangère allemande – la défense commune dans le cadre de l’Alliance de l’Atlantique nord, l’intégration des forces armées des États membres du pacte et l’abaissement des frontières douanières entre la CEE et le monde anglo-saxon – défaisait l’esprit et la lettre même d’un Traité, centré sur l’autonomie d’une défense franco-allemande et le marché douanier.

Cinquante-six ans plus tard, la même séquence se déroule : le Traité d’Aix la Chapelle du 22 janvier 2019, censé mettre sur les rails une coopération franco-allemande régénérée se heurtait de nouveau aux fondamentaux allemands : par trois déclarations successives, dont a du mal à croire qu’elles n’ont pas été visées auparavant par la Chancelière, la ministre de la Défense, Mme Annegret Kramp-Karrenbauer, mettait fin brutalement aux chimères de M. Macron sur l’autonomie européenne dans la défense, en rappelant que l’OTAN demeurait la pierre angulaire de la défense de l’Europe et que l’autonomie stratégique européenne était une illusion. Si le fond n’a pas surpris les observateurs, la forme des propos et leur ton ont étonné et démontré nettement l’agacement allemand face aux obstinations utopiques des dirigeants français.

France et Allemagne, deux destins très différents

L’ironie de l’Histoire des deux peuples, d’Adenauer continuée à Angela Merkel, est que précisément l’échec de la politique allemande d’Emmanuel Macron partage la même cause première que celle qui a fait échouer l’alliance franco-allemande voulue par De Gaulle : le destin fondamentalement différent de la France et de l’Allemagne.

1/ Paris, une vocation mondiale ; Berlin, une vocation continentale. Paris aurait dû d’abord comprendre que sa vocation est mondiale quand celle de l’Allemagne n’est que continentale. La grande erreur géopolitique des dirigeants français depuis la mort de Georges Pompidou aurait été de faire de l’Europe l’horizon indépassable de la France et de l’Allemagne, son allié exclusif. Or, nul n’est plus faux et contraire à la vocation de la France. Son Histoire comme sa géographie en ont fait une grande puissance mondiale dont les intérêts sont autant en Méditerranée que dans le nouvel axe indo-Pacifique, qui se construit.
En ce sens, Athènes, New-Dehli, Jakarta ou Canberra sont des alliés plus conformes à la vocation mondiale de Paris que Berlin, dont le rayonnement n’est ni politique, ni géographique, mais uniquement mercantile (avec la Chine, les Etats-Unis et la Russie). Cette erreur française de se focaliser uniquement sur l’Allemagne en Europe n’est pas commise par l’Allemagne qui n’envisage la France que comme un partenaire comme un autre, à côté des Pays-Bas, de la Norvège, de l’Espagne, etc…

2/ Allemagne : récupérer les leviers du pouvoir : Paris aurait dû comprendre après que la diplomatie n’est pas affaire d’altruisme mais exclusivement de réalisme. Si en France, on parle de « couple franco-allemand », de « moteur franco-allemand », de « solidarité franco-allemande », en Allemagne, on ne parle que le langage du réalisme mercantile. A la doctrine de Mme Goulard, fondée sur un altruisme français consenti au nom d’une Europe fédérale, Berlin oppose la Realpolitik la plus dure. La déclaration de Mme Merkel en clôture du conseil franco-allemand de défense du 5 février en a été l’illustration : le Mali a été évoqué comme le programme de modernisation du Tigre, mais l’essentiel des propos de la Chancelière visaient à imposer la renégociation des accords bilatéraux et notamment la parité que l’Allemagne exige pour elle sans la respecter pour les autres.
L’Allemagne, et c’est son bon droit, mène la politique de ses intérêts : si elle n’écoute pas encore ses modernes Haushofer [1] mais en prépare le terrain idéologiquement [2], nul ne peut ignorer que Berlin a pour ambition de récupérer peu à peu les leviers d’un véritable pouvoir : la connaissance (par le spatial) et l’influence (par un siège au conseil de sécurité des Nations-Unies).

3/ Des doctrines militaires radicalement différentes : Paris aurait dû comprendre ensuite que la doctrine militaire ne convergera jamais avec celle de Berlin. Armée expéditionnaire, la France mène une Blitzkrieg dynamique contre l’islamisme qui est la seule vraie menace de l’Europe ; armée parlementaire, la Bundeswehr reste l’arme au pied face à la Russie dans une Sitzkrieg dépassée. Armée autonome, l’armée française s’affranchit des pesanteurs d’une OTAN mort cliniquement ; armée intégrée à l’OTAN dès sa création en 1956, la Bundeswehr est une armée stationnaire aux concepts d’emploi dépassés, erronés et aux équipements obsolètes, impropres à faire la guerre d’aujourd’hui et de demain. Puissance complète, la France possède une force de frappe à la fois nucléaire et conventionnelle, là où l’Allemagne n’a de capacités qu’imposées par l’OTAN. En un mot comme en cent : la France fait la guerre, l’Allemagne est grabataire.
Alors que la France a besoin d’un char mobile, léger et polyvalent (combat urbain et combat blindé), l’Allemagne en demeure au concept du Leopard, une masse compacte face à l’Est dans l’optique d’une nouvelle bataille de Koursk. Alors que la France a besoin d’un avion capable de porter son missile nucléaire aéroportée, de disposer d’une capacité d’entrer en premier dans des théâtres d’opération de grande intensité et de mener sur des milliers de kilomètres opérations de projection (au Mali comme en Indo-pacifique), l’Allemagne en reste à la coopération statique au sein d’une OTAN sclérosée : cela s’appelle le Framework Nations Concept et ne sert à rien face à l’islamisme ou aux menées du Grand Turc ou de la Chine le long des routes de la soie.

4/ Ce qui est allemand, n’est pas négociable.  Paris aurait dû comprendre enfin que l’industrie de défense n’est pas considérée de la même manière en Allemagne. Même si elle n’a pas le caractère stratégique qu’on lui accorde à Paris, Berlin sait parfaitement bien la défendre. Dans le domaine de la politique industrielle, là où Paris multiplie les fonds, aussi ridiculement dotés qu’inutiles à sauver les fleurons des PME et PMI françaises, Berlin n’hésite pas à investir rapidement 464 millions d’euros dans Hensoldt, à soutenir OHB en dépit de ses déficiences techniques, à défendre Rheinmetall, jugé comme le pivot des consolidations allemandes, et garnir le carnet de commandes de TKMS par des opérations à la moralité douteuse (sous-marins et corvettes avec Israël) ou avec des pays qu’elle juge pourtant autoritaire (Égypte et Algérie).
Même si à Paris, on est bien conscient de la supériorité (réelle) des systémiers français face à leurs homologues allemands, Berlin sait mieux négocier que Paris. Manoeuvrant silencieusement au milieu des braillements français, lisant tout en France avec d’autant plus de facilité que, si l’Allemand n’est plus enseigné en France, le français est une langue encore parlée en Allemagne, Berlin pousse ses pions. Avec un principe, affirmé avec force par Mme Merkel le 5 février dernier dans son allocution : ce qui est allemand, n’est pas négociable (domaine terrestre) ; ce qui est français (domaine aéronautique) doit être renégocié dans le sens des intérêts allemands.
Avec une méthode : l’irruption de tiers qui déstabilise l’adversaire et le renforce. L’irruption (injustifiée) de Rheinmetall dans le programme MGCS a diminué les parts françaises et renforcé celle de l’Allemagne ; l’intégration (incompréhensible) de l’Espagne dans le programme SCAF a diminué les parts françaises dans les lead-shares et work-shares, tout en renforçant ses positions ; l’intervention régulière des syndicats (IG Metall), des comités d’entreprise d’Airbus D&S et du Bundestag, donne un moyen de négociation considérable au gouvernement allemand sur la partie française et une constante épée de Damoclès sur Paris.
Avec un objectif : si la négociation n’aboutit pas ou si l’intérêt pour la coopération a changé au profit d’autres considérations, le plan B est actionné. On l’a vu dans le domaine des missiles dans le passé ; on pourrait le voir demain avec le MGCS (via l’alliance Rheinmetall-BAe Systems), le SCAF (reconstitution de l’axe Eurofighter) ou le MAWS (avec le P-8 américain), si les négociations n’avancent comme l’Allemagne l’exige.
Même si Paris a imposé à Berlin des accords de minimis sur l’exportation d’armements, Paris s’illusionne sur le caractère ferme de cet engagement dans la future coalition allemande et ne devrait pas ignorer qu’après tout, les ventes d’armes ne pèsent que 0,06% des exportations globales du Standort Deutschland.

Allemagne, une attitude qui n’est pas choquante.
Disons-le tout net : cette attitude globale de l’Allemagne n’est pas choquante. Ce qui est choquant, scandaleux et irresponsable, est la légèreté française à s’être engagée dans ces coopérations avec un partenaire qui n’a rien en commun avec la France, dont on ne connaît rien (ni langue ni culture ; ni mentalités ni constitution) parce qu’on s’est interdit même de se renseigner sur lui, d’avoir accepté la parité quand elle n’avait aucune raison d’être concédée, et d’avoir tout misé sur une stratégie sans plan de sortie. Bref, de n’avoir rien appris ni compris de l’Allemagne.
Dès 1920, pourtant, la France était avertie par le même historien : « la politique, les moeurs, la philosophie et la littérature des Allemands, voilà ce qui ne doit pas être perdu de vue, ce qui demande à être analysé avec suite et pénétration si nous ne voulons pas être encore surpris, si nous voulons profiter des chances que la situation nous apporte » [3]. Au gouvernement français de retenir cette leçon avant de s’avancer en pays inconnu et de risquer ainsi les futures capacités majeures de nos armées dans une aventure plus sentimentale que rationnelle.
[1] Père de la géopolitique allemande, 1869-1946.
[2] Voir notamment le rapport de la SWP d’août 2017 intitulé : « Ambitionierte Rahmennation : Deutschland in der Nato Die Fähigkeitsplanung der Bundeswehr und das « Framework Nations Concept », Rainer L. Glatz / Martin Zapfe, August 2017. https://www.swpberlin.org/fileadmin/contents/products/aktuell/2017A62_glt_Zapfe.pdf.
[3] Préface de l’Allemagne réaliste et romantique, éditions Fayard, page 11, mai 1920.
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[*] Vauban regroupe une vingtaine de spécialistes des questions de défense.
Vauban (*)

 

 La réponse : « Armement : la nécessité de la coopération »

Par Patrick Bellouard et Cyrille Schott. Paru dans « la Tribune »du 29.3.2021.

Cette tribune est une réponse à la tribune « Armement : les erreurs allemandes de la France ». Les deux auteurs, Patrick Bellouard et Cyrille Schott, y défendent la nécessité de coopérer entre partenaires européens, notamment l’Allemagne pour partager les coûts de développement.

Par l’ingénieur général de l’armement (de 1ère classe-2s) Patrick Bellouard, président d’EuroDéfense France, ancien directeur de l’OCCAR, et préfet (h.) de région Cyrille Schott, membre du bureau d’EuroDéfense France et ancien directeur de l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ).

L’article « Armement : les erreurs allemandes de la France », paru dans la Tribune du 23 mars 2021, mérite réponse.

L’auteur, « Vauban » , se définit comme le regroupement d’une vingtaine de « spécialistes des questions de défense. » Vauban est l’un des grands hommes de notre histoire, pas uniquement d’ailleurs pour son oeuvre militaire, mais le recours à son nom évoque l’érection de citadelles autour du pré carré d’une France assiégée. La référence à deux reprises à Jacques Bainville, cet historien d’Action française, qui, s’il pressentit lucidement les méfaits d’Hitler, jugea surtout le Traité de Versailles insuffisamment dur envers l’Allemagne, montre une pensée voyant la guerre héréditaire entre nos deux pays se poursuivre. L’on ne peut éviter de songer à un club de « spécialistes des guerres d’antan ». Nulle question d’Europe dans leur raisonnement, sinon pour la décrier, nulle question de ces hommes, Monnet, Adenauer, Gasperi, Spaak, qui dirent après la dernière Guerre « plus jamais cela » et lancèrent, dans une idée de réconciliation généreuse, la construction européenne. Néanmoins installons-nous sur le terrain de la Realpolitik, dont « Vauban » semble adepte.

Les « nations européennes ne font plus le poids »

S’écarter du fantasme d’une fausse grandeur et s’appuyer sur l’Europe pour compter dans le monde.

A cause de son énorme avance dans les domaines de la science, de la technique, des transports, des armements, de l’organisation étatique et militaire, l’Europe pouvait aux XVIIIe et XIXe siècles, tout en se présentant divisée, dominer le monde. Plusieurs pays européens se constituèrent ainsi de vastes empires. Cette période est révolue. Les empires coloniaux sont morts ; il n’en subsiste que des restes et la nostalgie, notamment chez les Britanniques, voire chez nous. L’Europe s’est terriblement affaiblie dans les deux Guerres mondiales, dont elle a été à l’origine, et l’avance évoquée ci-dessus n’est plus. Au contraire, des « Etats-continent », puissances planétaires constituées ou en cheminement, qui s’appellent Etats-Unis, Chine, Russie, Inde, représentent pour l’Europe un considérable défi. Pour ces puissances, il serait plus aisé d’être dans un rapport bilatéral avec chacun des Européens, en position de faiblesse, plutôt que de faire face à une Europe unie, qui représente déjà la première force commerciale mondiale et la seconde économique. Face à ces « Etats-continents », nos vieilles Nations européennes ne font, isolées, plus le poids, ni le Royaume Uni ni la France ni l’Allemagne. Même si le lien bilatéral avec la France y est volontiers cité, dans la récente « Revue intégrée » du gouvernement de sa Majesté, le concept de « Global Britain », dont l’exemple semble exercer quelque séduction sur « Vauban », signifie s’inscrire résolument dans l’alliance avec les Etats-Unis et dans le giron de l’OTAN, avec la volonté de redevenir une grande nation « mercantile. » Serait-ce l’ambition de « Vauban » pour la France ? Dans son raisonnement d’une France « grande puissance mondiale », nous nous tournerions vers des pays comme l’Inde de Modi, qui sombre dans un nationalisme hindou peu conforme à nos valeurs, ou, plus loin encore, vers l’Indonésie, plutôt que vers nos voisins de l’Europe des démocraties, dont l’Allemagne, réduite à une nation« mercantile ». L’Allemagne serait un étranger absolu, dont « on ne connaît rien (ni langue ni culture ; ni mentalités ni constitution) ». Ces « spécialistes » songent-ils seulement que le nom « France » vient des Francs, un peuple germanique, et que nos deux pays sont issus d’un même empire, celui de Charlemagne et ne se sont constitués que sur une période de plusieurs siècles ? Quand « Vauban » esquisse pour la puissance mondiale France « des opérations de projection (au Mali comme en Indo-pacifique) », il néglige apparemment le fait que notre intervention au Sahel s’appuie sur un dispositif de soutien américain significatif et la présence, même si elle est insuffisante, de plusieurs pays européens. Quant à une projection en « Indo-pacifique », qu’il n’hésite pas à envisager, comment notre pays s’y lancerait-il, sauf en supplétif des Américains, éventuellement au sein de cette OTAN, dont « Vauban » veut s’émanciper ? La prise du Palais d’été en Chine au XIXe siècle ou la guerre d’Indochine font, heureusement, partie d’un passé aboli. Même si nous croyons en la vocation mondiale de notre pays, sortons des fantasmes d’une fausse grandeur, qui ne correspond plus aux réalités du monde d’aujourd’hui. Notre Nation continuera à compter sur la scène planétaire grâce et à travers l’Europe. Ce qui est vrai aussi pour l’Allemagne. Voici un premier point commun à nos deux démocraties européennes.

Rôle déterminant du « couple franco-allemand »

S’il y des différences entre elles qui ne sont pas à nier, les exacerber ne sert à rien et surtout pas à leur donner, à l’une et l’autre, plus de force. Oui, la France garde le regard plus orienté vers le vaste monde, tandis que l’Allemagne, par sa position géographique et son histoire, est plus tournée vers l’Europe centrale. Cependant, la France aussi est une puissance continentale et l’Allemagne, par sa capacité exportatrice et son rayonnement propre de grande nation culturelle, envisage le monde entier dans sa politique étrangère. Oui, la culture militaire des deux pays n’est pas identique : tradition française d’opérations militaires à l’extérieur, décidées par un président apte à les mettre en oeuvre sans délai ; tradition de retenue stratégique allemande, issue des leçons de la Seconde Guerre mondiale, avec un contrôle vigilant du Bundestag sur les interventions hors des frontières. Cela n’a pas empêché l’Allemagne, qui s’est engagée militairement en Afghanistan, de lutter contre l’extrémisme musulman, comme la France le fait au Sahel. Cela a évité à l’Allemagne d’intervenir en Libye, comme nous l’avons fait, bien légèrement. Le penchant atlantique est plus fort en Allemagne, dont l’armée s’est effectivement construite au sein de l’OTAN, la vision française est plus marquée par l’autonomie, ce qui ne l’empêche pas de s’appuyer sur le concours américain, au Sahel ou hier en Libye. La France milite plus fortement pour la nécessaire « autonomie stratégique » de l’Europe, ce qui n’empêche pas nos deux pays de se rejoindre dans l’idée d’une « Europe puissance », capable de conduire elle-même des interventions. Par-delà leurs disparités, France et Allemagne sont au coeur de l’avancée de l’Europe. Les « couples » de Gaulle-Adenauer, Giscard-Schmitt, Mitterrand-Kohl ont bien existé. Le fruit de leur oeuvre est exceptionnel : la réconciliation franco-allemande ; une Europe prospère et libre, respectueuse des droits de l’Homme, à laquelle on rêve d’accéder depuis tant d’endroits de la planète ; une économie qui représente la première puissance commerciale mondiale ; l’euro, qui est la deuxième monnaie de réserve sur terre (20 % des réserves de change des banques centrales, certes derrière le dollar, mais très loin devant le yen japonais, le yuan chinois ou la livre britannique, devises dont aucune ne dépasse les 5%) ; une Union, avec sa citoyenneté, qui est en mesure de s’affirmer encore plus sur la scène mondiale, pourvu que les Européens restent unis et que le « moteur franco-allemand » fonctionne. Ce « moteur » n’existe pas que dans l’imagination des Français.Si les membres de « Vauban »regardaient la télévision ou lisaient les journaux d’outre-Rhin régulièrement, ils verraient, outre l’ampleur du débat démocratique, que la France et son président sont très présents dans la pensée allemande, plus sans doute que ne l’est l’Allemagne et sa chancelière dans la nôtre. Sans le « couple franco-allemand », il n’y a plus d’Europe, et nos Nations seront seules face au monde et à ces puissances planétaires qui imposeront leur loi. Si nous voulons éviter cela, il faut coopérer.

S’appuyer sur le couple franco-allemand

S’appuyer sur le couple franco-allemand pour la coopération européenne dans le domaine de l’armement, en tirant les leçons du passé.

Sur la coopération en matière d’armement, il est faux d’affirmer que la France « s’engage en pays inconnu […] et dans une aventure plus sentimentale que rationnelle ». La coopération avec l’Allemagne ne date pas d’hier. Commencée dès la fin des années 50, elle a fourni et continue à fournir aux forces allemandes et françaises des équipements répondant à leurs besoins : avions de transport Transall C160 et A400M, avion d’entrainement Alpha Jet, avion de patrouille maritime Atlantic ou hélicoptère de combat Tigre. Les plus récents, le Tigre et l’A400M, sont utilisés avec succès sur les différents théâtres d’opérations où nos deux pays sont engagés. Cela fait plus de 60 ans qu’ils développent et produisent ensemble des capacités pour leurs armées. Évidemment, il a fallu, chaque fois, une raison sérieuse pour préférer la coopération, qui n’est jamais simple, à une solution nationale. La première des motivations, c’est le financement du programme, et plus précisément le partage des coûts de développement. L’A400M, comme la plupart des programmes conjoints qui l’ont précédé, n’aurait jamais vu le jour en Europe sans la coopération entre plusieurs pays. Dans les années 80, cette motivation financière n’a certes pas empêché la France de renoncer à la coopération avec ses principaux partenaires européens pour développer un nouvel avion de combat et lancer seule le programme Rafale, laissant l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie et le Royaume Uni développer, sans elle, l’Eurofighter. Par la suite, les difficultés de financement ont inévitablement obligé la France à retarder la mise en service du Rafale dans l’armée de l’air et à étaler les livraisons. Le programme Eurofighter n’a pas fait mieux, pour la même raison ou pour d’autres liées à une organisation industrielle non optimisée, à cause notamment du principe du « juste retour ». Et l’Europe se retrouve aujourd’hui sur les marchés export avec deux avions concurrents, voire trois avec le Gripen suédois, donc en situation de faiblesse face à la concurrence américaine.
Certes, la coopération nécessite d’abord de longues négociations, chaque partenaire s’efforçant d’obtenir les meilleures retombées industrielles et affichant parfois pour cela des besoins irréalistes. Longtemps ce principe du « juste retour » a constitué un poison pour les programmes en coopération. C’est en son nom que, dans le passé, on a observé dans tant de programmes des duplications ou de mauvais choix industriels, sources de délais ou de surcoûts réduisant d’autant les bénéfices de la coopération. Pour remédier au problème et améliorer la gestion des programmes conjoints, l’Allemagne et la France, rejointes par l’Italie et le Royaume Uni, ont décidé de créer dans les années 90 l’OCCAR (Organisme Conjoint de Coopération en matière d’Armement), par une convention qui bannit la notion de « juste retour » [1]. L’autre poison dans ces négociations, c’est le manque de confiance entre partenaires et son corollaire, le mépris de l’autre, que l’on juge d’autant moins compétent que ce manque nuit aux échanges d’informations pertinentes. Il est vrai que,depuis des décennies, la France a beaucoup plus investi en matière de défense que ses partenaires européens. L’Allemagne en a longtemps été empêchée après la Guerre, alors qu’elle a dû livrer aux Alliés de brillants ingénieurs. On ne peut nier aujourd’hui la compétence des ingénieurs allemands dans maints domaines et la comparaison avec la France au plan budgétaire évolue rapidement : le budget de défense allemand est en train de dépasser le nôtre en valeur absolue. La France a-t-elle vraiment le choix pour le développement des grands programmes futurs, notamment le SCAF et le MGCS [2], que l’on doit au demeurant qualifier de systèmes de systèmes et ne plus voir de façon simpliste comme un avion ou un char de combat ? Nous pensons que non. Elle n’a plus les moyens de les financer seule, encore moins que pour la génération précédente. Elle doit le faire en partenariat, en premier lieu avec l’Allemagne, mais aussi avec d’autres États européens. Un échec des négociations avec l’Allemagne et l’Espagne sur le SCAF encouragerait ces dernières à rejoindre le programme Tempest proposé par le Royaume Uni à d’autres partenaires – un camouflet politique pour la France à l’heure du Brexit – ou, pire, à se tourner vers les Etats-Unis, dont le F35 pompe déjà une grande partie de plusieurs budgets de défense européens. L’Allemagne et l’Espagne ont aussi beaucoup à perdre en cas d’échec. Elles ne retrouveront pas dans un autre schéma les mêmes opportunités de développement industriel, outre qu’elles devraient se souvenir des conséquences néfastes qu’ont eues dans le passé, sur de nombreux programmes en coopération, de mauvais choix industriels, des maitrises d’oeuvre insuffisamment solides ou des engagements financiers irréalistes, impossibles à tenir sur le long terme faute de ressources suffisantes. Même si le programme A400M, exemplaire à bien des égards, a produit en un temps record un avion remarquable, n’en déplaise aux contempteurs de la coopération, il faut aussi tirer les leçons des erreurs qui ont été faites et qui ont trop longtemps écorné l’image de ce magnifique projet, en dépit des précautions prises lors de son lancement [3].

La coopération, seule solution gagnante

Pour les programmes futurs, la nécessité s’impose de coopérer entre partenaires européens pour partager les coûts de développement. Chaque pays ne peut plus assumer seul ces dépenses. C’est vrai pour la France comme pour ses partenaires. Le repli national n’est pas la solution : ce serait à terme une mort lente assurée ! Les États européens ont tout à gagner à travailler ensemble : c’est ainsi qu’ils construiront à terme une défense crédible et autonome, s’appuyant sur une industrie solide et compétitive.

[1] L’OCCAR a fêté au début de cette année ses 20 ans d’existence et gère déjà plus d’un quinzaine de programmes.

[2] SCAF : système de combat aérien du futur ; MGCS : Système de Combat Terrestre Principal, abrégé en anglais MGCS pour Main Ground Combat System.

[3] Voir le rapport n°627 du 4 juillet 2012 de la Commission des affaires étrangères et de la défense du Sénat sur ce programme.

PATRICK BELLOUARD ET CYRILLE SCHOTT