La « génétique » du protestantisme

Les Al­le­mands et la « gé­né­ti­que » du pro­tes­tan­tisme

1517 : commencement ou aboutissement d’une histoire ancienne ?

Par Hans Herth

 

Au mo­ment où nous al­lons fê­ter les 500 ans de la nais­sance du pro­tes­tan­tisme en pays al­le­mand, in­ter­ro­geons-nous : l’Alle­ma­gne moderne est-elle été formatée par les pro­tes­tants ? Ou bien le pro­tes­tan­tisme est-il né par­mi des Al­le­mands – déjà « pro­tes­tants » avant l’heure – parce qu’à tout ja­mais l’or­dre ger­ma­ni­que ne sau­rait être so­lu­ble dans l’or­dre ro­main ?

Dans son ou­vrage L’Éthi­que pro­tes­tante et l’es­prit du ca­pi­ta­lisme Max We­ber dé­crit l' »af­fi­ni­té élec­tive » en­tre l’idéal-type du capi­ta­lisme et ce­lui du pro­tes­tan­tisme. Il y dis­sè­que une vi­sion spé­ci­fi­que­ment pro­tes­tante qui as­si­mile mé­tier à vo­ca­tion (res­pec­ti­ve­ment Beruf et Berufung). Avec la pré­des­ti­na­tion cal­vi­niste, la quête d’un si­gne d’élec­tion di­vine se con­fond avec la me­sure de la qua­li­té du tra­vail, de la réus­site et des gains ac­cu­mu­lés.

Le protes­tant vit donc pour tra­vailler, et non l’in­verse, Il sou­met son la­beur quo­ti­dien à des rè­gles stric­tes d’épar­gne, d’échange, de ra­tio­na­li­té du tra­vail. Les pro­grès que per­met cette as­cèse per­ma­nente sont vé­cus comme au­tant de ré­com­pen­ses.

Ne dit-on pas aus­si des Al­le­mands qu’ils sont dis­ci­pli­nés, sé­rieux, âpres au tra­vail …parce que pro­tes­tants ?

Max We­ber cons­tate la coïn­ci­dence de l’ir­rup­tion du pro­tes­tan­tisme avec la gé­né­ra­li­sa­tion des rè­gles de com­por­te­ment et du fonc­tio­nne­ment de l’éco­no­mie ca­pi­ta­liste. Il n’établit pas de lien de cause à ef­fet. Il se con­tente d’ob­ser­ver en dé­tail la con­comi­tance des com­por­te­ments des ac­teurs éco­no­mi­ques avec l’ex­pres­sion de leur éthi­que re­li­gieuse. Il note aus­si d’au­tres phénomènes pa­ral­lè­les pos­si­bles, tel que ce­lui de la mon­tée de la bour­geoi­sie al­le­mande et l’éman­ci­pa­tion po­li­ti­que des vil­les du Nord.

Le suc­cès de son pro­pos s’ex­pli­que, en­tre au­tres, par une ten­ta­tion du sens com­mun – plus in­tui­tif que vé­ri­ta­ble­ment do­cu­men­té – de lier le fonc­tion­ne­ment de la so­cié­té al­le­mande et de son éco­no­mie au pro­tes­tan­tisme. Ce cli­ché est con­for­té par les par­ti-pris éthi­ques de la Chan­ce­lière ac­tuelle, in­tel­lec­tuelle et fille de pas­teur, qui fait ou­blier la Dé­mo­cra­tie Chré­tienne du très ca­tho­li­que rhé­nan Kon­rad Ade­nauer.

 

La bour­geoi­sie con­tre l’or­dre féo­dal

Dans sa « Géo­gra­phie du sous-dé­ve­lop­pe­ment« ­, le géo­gra­phe Yves La­coste­ (*) constate que seuls les pays eu­ro­péens (et le Ja­pon !) avaient per­mis l’émer­gence d’une classe bour­geoise d’en­tre­pre­neurs in­no­vants.

De cette as­cen­sion éco­no­mi­que et po­li­ti­que de la bour­geoi­sie, d’abord en An­gle­terre, puis pro­gres­si­ve­ment dans l’en­sem­ble de l’Eu­rope, il dit : « La ri­chesse de la bour­geoi­sie qui ti­rait pro­fit des ca­pi­taux qu’elle avait in­ves­tis, avait une ori­gine ra­di­ca­le­ment dif­fé­ren­tes de celle des sei­gneurs qui vi­vaient du pro­duit des ter­res con­qui­ses et cul­ti­vées par une main d’oeu­vre as­ser­vie« .

En monopolisant la rente fon­cière, l’or­dre nobiliaire, politiquement et mi­li­tai­re­ment dominant, avait condamné toute re­cher­che d’au­tres for­mes de re­ve­nus, avec  d’au­tres moyens de pro­duc­tion, à croître en marge de l’or­dre so­cial féo­dal. Yves La­coste note ain­si qu’après la qua­si-dis­pa­ri­tion des échan­ges in­ter­na­tio­naux et des grands com­mer­çants du­rant le haut Moyen-Âge, l’ap­pro­pria­tion des ter­res avec le per­son­nel qui y tra­vaillait, avait con­so­li­dé un or­dre so­cial où la bour­geoi­sie avait tout bon­ne­ment « été ou­bliée », ex­clue des trois or­dres du féo­da­lisme : aris­to­cra­tie, cler­gé et serfs. Dès lors, « lors­que les re­la­tions com­mer­cia­les et mo­né­tai­res re­pri­rent de l’im­por­tance, les mar­chands ne pu­rent trou­ver de place dans l’une ou l’au­tre par­tie d’un sys­tème qui ne pré­voyait pas leur exis­tence« .

Il est pro­ba­ble que la ré­vo­lu­tion pro­tes­tante – en­tre au­tres – par­ti­cipe du « dia­lo­gue » con­flic­tuel de la bour­geoise tant avec l’aris­to­cra­tie qu’avec l’or­dre mo­nar­chi­que, qu’il en est l’ou­til idéo­lo­gi­que et inst­itutionnel­ pour con­qué­rir un sta­tut.

 

Po­si­tions de dé­part in­éga­les

La vo­lon­té de la bour­geoi­sie de trou­ver non seu­le­ment une place, mais en­core une lé­gi­ti­mi­té po­li­ti­que va­rie for­cé­ment avec les dif­fé­rents sys­tè­mes féo­daux et la cons­truc­tion des pou­voirs po­li­ti­ques tant cen­traux que lo­caux, tout au­tant qu’avec les dif­fé­ren­tes for­mes de puis­san­ces fi­nan­ciè­res. Cel­les-ci dé­pen­daient des res­sour­ces di­spo­ni­bles (res­sour­ces agrai­res, mi­niè­res,…), des atouts géo­stra­té­gi­ques (fer­ti­li­té des ter­res, ac­cès à la haute mer,  fleu­ves na­vi­ga­bles…) et/ou cli­ma­ti­ques, des ins­ti­tu­tions.

Bref, dans ce com­bat d’une classe mon­tante pour af­fir­mer une place au so­leil de la po­li­ti­que, les in­gré­dients du menu sont par­tout les mê­mes, mais les do­sa­ges dif­fè­rent ici et là, se­lon que :

– le féo­da­lisme est ou n’est pas par­ve­nu au stade du mo­dèle ache­vé fran­çais,

– l’ab­so­lu­tisme mo­nar­chi­que a réus­si à s’im­po­ser ou a dû com­po­ser avec l’aris­to­cra­tie d’un côté et la bour­geoi­sie de l’au­tre,

– le sec­teur pri­maire a été plu­tôt sta­ble et gé­né­ra­teur de sur­plus im­por­tants,

– ces sur­plus ont pu être né­go­cia­bles plus ou moins di­rec­te­ment, avec ou sans trans­for­ma­tion pré­ala­ble, avec ou sans moyens de stock­age et de trans­ports sa­tis­fai­sants,

– les res­sour­ces du com­merce bour­geois – la pro­duc­tion préin­dus­trielle et les moyens de trans­port – étaient va­riées, nom­breu­ses et à for­tes va­leurs ajou­tées,

– les mar­chés étaient  suf­fi­sam­ment développés et éten­dus,

– la puis­sance des vil­les suf­fi­sante ou non,

-…

D’où la va­rié­té des bour­geoi­sies européennes.

 

La voie ger­ma­ni­que

En ter­res saxon­nes – et ger­ma­ni­ques en gé­né­ral – el­les pa­rais­sent bien dif­fé­ren­tes de cel­les des ter­res la­ti­nes, plus pro­ches de l’aris­to­cra­tie. Mais, les bour­geoi­sies ur­bai­nes en terre d’Em­pire, dans des si­tua­tions très dif­fé­ren­tes de celle de l’An­gle­terre et des Pays-Bas, ac­cu­sent un ca­rac­tère net­te­ment plus « pro­vin­cial », plus en­gon­cé dans le sé­rieux ar­ti­sa­nal et in­dus­trieux.

Si l’éthi­que pro­tes­tante propose à tou­tes les bourgeoisies une sorte de gram­maire com­mune pour af­fir­mer leur lé­gi­ti­mi­té, la dif­fé­rence des pro­tes­tan­tis­mes réels re­lève des con­di­tions va­ria­bles évo­quées ci-des­sus. Ain­si, en An­gle­terre, le com­pro­mis éli­sa­bé­thain en­tre élé­ments pro­tes­tants et ca­tho­li­ques (la fa­meuse « voie moyenne ») fait de l’an­gli­ca­nisme un « pont » en­tre ca­tho­li­ques et pro­tes­tants.

A l’en­con­tre, en terres d’Em­pire, la paix d’Augs­bourg (con­for­tée par le Trai­té de Westpha­lie) rè­gle une coexis­tence à l’équi­li­bre pré­caire. Le rap­port de force en­tre la mo­nar­chie an­glaise et sa so­cié­té po­li­ti­que dif­fère fortement des con­fron­ta­tions en­tre les Etats al­le­mands, les for­ces po­li­ti­co-re­li­gieu­ses lo­ca­les et le pou­voir im­pé­rial.

Dans la ré­vo­lu­tion lu­thé­rienne il existe donc deux as­pects :

– sa néces­si­té eu­ro­péenne au ser­vice de la bour­geoi­sie en gé­né­ral, ain­si que son in­fluence du­ra­ble ou tem­po­raire face à la mon­tée des ab­so­lu­tis­mes, dans les trian­gu­la­tions con­flic­tuel­les en­tre pou­voir cen­tral, aris­to­cra­ties et bour­geoi­sies.

– son lieu de nais­sance en pays al­le­mand et son des­tin pro­pre­ment ger­ma­ni­que, dans une fé­dé­ra­tion où Grands Ducs et pe­tits Prin­ces gar­dent la main sur l’or­ga­ni­sa­tion po­li­ti­que et ad­mi­nis­tra­tive, à la dif­fé­rence des gran­des Na­tions mon­tan­tes où la bour­geoi­sie trouve ra­pi­de­ment place dans l’ap­pa­reil éta­ti­que cen­tra­li­sa­teur.

Ex­pli­quer la so­cié­té al­le­mande par Lu­ther nous ren­voie cer­tes à cette « né­ces­si­té eu­ro­péenne » de l’as­cen­sion bour­geoise dans le fonc­tion­ne­ment po­li­ti­que des na­tions. Par con­tre, ex­pli­quer Lu­ther par la so­cié­té al­le­mande est au­tre­ment plus in­té­res­sant. Cela per­met d’en­tre­voir com­ment le for­ma­tage des Alle­mands par le pro­tes­tan­tisme n’est en fait que le for­ma­tage du pro­tes­tan­tisme par la so­cié­té al­le­mande.

 

Un vieux dé­mon schis­ma­ti­que

Le féo­da­lisme eu­ro­péen était un or­dre fon­da­men­ta­le­ment chré­tien, donc… ro­main. Bien avant, dans la dis­cus­sion an­ti­que en­tre le pou­voir ro­main et les prin­ci­pau­tés dis­per­sées à sa marge, le re­fus de la ro­ma­ni­sa­tion – pro­ba­ble­ment un re­fus de l’im­pôt cen­tra­li­sa­teur – était le fait de po­ten­tats as­sez puis­sants pour à la fois four­nir des ar­mées auxi­liai­res à la pax ro­ma­na et or­ga­ni­ser les raids de ra­pine en terre ro­maine quand le prix de l’al­liance n’était pas ho­no­ré. Tous ces Prin­ces ré­gio­naux se ré­cla­maient de leur iden­ti­té re­li­gieuse, leur pou­voir sa­cer­do­tal et, par là même, la qua­li­té de leur pers­pec­tive po­li­ti­que, leur ca­pa­ci­té de lire dans l’ave­nir et d’an­ti­ci­per leur vic­toire.

Mais, avec la chris­tia­ni­sa­tion de l’Em­pire, la lé­gi­ti­mi­té de ces prin­ces face à l’Em­pe­reur n’était plus as­su­rée par ces as­cen­dan­ces di­vi­nes païen­nes (au­pa­ra­vant en tous points com­pa­ra­bles avec les fi­lia­tions des gran­des fa­milles ro­mai­nes). Dé­sor­mais, pour n’être pas bar­ba­res et pour né­go­cier d’égal à égal avec l’Em­pe­reur, il leur fal­lait af­fir­mer leur proxi­mi­té au dieu uni­que des Ro­mains. Ain­si, sous l’Em­pe­reur Va­lens (qui rè­gne de 364 à 378) l’évan­gé­li­sa­tion des « Bar­ba­res » est qua­si­ment gé­né­rale, hor­mis dans les zo­nes oc­ci­den­ta­les rhé­na­nes (où les prin­ces se di­sent francs et li­bres de toute af­fi­lia­tion à Rome).

L’ali­gne­ment chré­tien pro­fi­ta­ble aux deux par­ties est con­fié à des évêques prédicateurs antitri­ni­tai­res, proches de l’aria­nis­me. Mais, après le re­tour des Em­pe­reurs à l’or­tho­doxie tri­ni­taire, les ­grands prin­ces goths, bur­gon­des, van­da­les et (pour par­tie) alé­ma­ni­ques et leurs sui­tes aris­to­cra­ti­ques res­te­ront obs­ti­né­ment fi­dè­les à l’idée que Jé­sus n’est pas d’es­sence di­vine et que, sans es­sence di­vine dans le monde ter­res­tre, le pou­voir cen­tral de type cons­tan­ti­nien n’a au­cune di­men­sion su­pra-hu­maine, ne pro­cède d’au­cune éma­na­tion di­vine, si ce n’est celle de la foi per­son­nelle des Em­pe­reurs par­ta­gée avec celle des prin­ces ger­ma­ni­ques.

 

Ex­clu­sion et sé­cu­la­risme

Qui plus est, l’aris­to­cra­tie convertie à l’arianisme se garde bien d’obli­ger ses trou­pes fi­dè­les d’aban­don­ner leur foi païenne, car elle con­di­tionne leur fi­dé­li­té, con­di­tion sine qua non de leur puis­sance face à l’Em­pe­reur. Ils gar­dent donc un pou­voir sa­cer­do­tal in­terne à leurs so­cié­tés. Un ver est déjà dans le fruit : le « sang bleu ger­ma­ni­que » est l’équi­va­lent d’une caste.

Au mo­ment où ces po­ten­tats et dy­nas­ties vont se par­ta­ger le pou­voir en Eu­rope et créer les Royau­mes qui suc­cè­dent à l’Em­pire ro­main cen­tra­li­sé, les co­des lé­gis­la­tifs qui fon­de­ront leur pou­voir se­ront au­tant d’in­ter­pré­ta­tions du code jus­ti­nien agré­men­tées de rè­gles de to­lé­rance re­li­gieuse qui pou­rraient pré­fi­gu­rer les sé­cu­la­ri­sa­tions de nos so­cié­tés mo­der­nes. Par là même ces Rois ger­ma­ni­ques con­ci­lient ain­si une dou­ble lé­gi­ti­mi­té en ap­pa­rence con­tra­dic­toire : leur pou­voir au sein – et au ser­vice – du monde chré­tien et l’as­sise de leur pou­voir aris­to­cra­ti­que d’ori­gine païenne face à leurs peu­ples.

A l’in­verse, la con­ver­sion très tar­dive, mais bru­tale des Francs au ca­tho­li­cisme, sur or­dre royal de Clo­vis et suite à sa vic­toire mi­ra­cu­leuse face aux Ala­mans, pro­cède pour sa part d’une al­lé­geance to­tale à Rome.

Ain­si nais­sent deux mo­dè­les chré­tiens de la fu­ture féo­da­li­té eu­ro­péenne : le fu­tur or­dre néo-ro­main ca­ro­lin­gien et ce­lui des fon­da­teurs ot­to­niens de l’Em­pire Ro­main d’Oc­ci­dent re­cons­ti­tué à la sauce ger­ma­ni­que, de na­ture fé­dé­rale. Ce­lui-ci des­sine en creux une af­fir­ma­tion d’un pou­voir qua­si sa­cer­do­tal des gran­des fa­milles ger­ma­ni­ques, d’égal à égal avec ce­lui des Cé­sars.

La que­rel­le des in­ves­ti­tu­res est prépro­gram­mée. Et ce main­tien obs­ti­né, con­tre vents et ma­rées cons­tan­ti­nien­nes, de la na­ture di­vine de l’aris­to­cra­tie aura un au­tre co­rol­laire : une cé­sure de na­ture au sein des so­cié­tés ger­ma­ni­ques non ro­ma­ni­sées en­tre le peu­ple en ar­mes et l’aris­to­cra­tie qui le com­mande.

 

Le pla­fond de verre de l’ordre so­ci­al­ ger­ma­ni­que

Le féo­da­lisme en terre ger­ma­ni­que est le ré­sul­tat d’une lente dis­so­lu­tion in­terne de l’or­dre an­ti­que. Mal­gré l’as­ser­vis­se­ment (tar­dif et re­la­tif) des pay­sans al­le­mands, au rythme des guer­res in­tes­ti­nes au Reich, des gran­des épi­dé­mies et des fa­mi­nes, les com­mu­nau­tés vil­la­geoi­ses auto-ad­mi­nis­trées sub­sis­tent un peu par­tout. A côté du prin­cipe an­ti­que du mo­no­pole ab­so­lu de l’aris­to­cra­tie sur l’exé­cu­tif, ce­lui du pou­voir élec­tif des pay­sans-guer­riers, ex­pres­sion de la sou­ve­rai­ne­té de l’in­di­vi­du li­bre, reste an­cré dans le fonc­tion­ne­ment des cam­pa­gnes. En haut de l’échelle po­li­ti­que aus­si : la cou­ronne royale ger­ma­ni­que reste élec­tive et le pou­voir des Ducs élec­teurs ne sau­rait dé­cou­ler de ce­lui de l’Em­pe­reur (*).

Ce « con­ser­va­tisme » des rô­les po­li­ti­ques an­ti­ques abou­tit à une po­si­tion pa­ra­doxale de la bour­geoi­sie al­le­mande : sans ac­cès lé­gi­time au pou­voir exé­cu­tif, elle n’en n’est pas moins li­bre de s’au­to­gé­rer en tant que groupements de Bür­ger. De cet em­bryon de pou­voir lo­cal va naî­tre un ré­seau de vil­les qui s’af­fran­chit de tout pou­voir aris­to­cra­ti­que (les Reichsstädte), avec la com­pli­ci­té bien­veillante des Em­pe­reurs. Nom­bre de ces vil­les de­vien­dront des Ré­pu­bli­ques fonc­tion­nant en ré­seaux et as­so­cia­tions po­li­ti­co-mi­li­tai­res par­fois très puis­san­tes (dont la fa­meu­se Li­gue Han­séa­ti­que). Elles siè­ge­ront à la Diète à coté des Ducs, Prin­ces d’égli­ses et Che­va­liers.

En­tre le 14e et le 15e siè­cles, do­tés de pou­voirs éco­no­mi­ques et po­li­ti­ques gran­dis­sants, les re­pré­sen­tants des guil­des ar­ti­sa­na­les se mé­lan­gent pro­gres­si­ve­ment à la pe­tite no­blesse dans les con­seils des vil­les. A l’aube de la Re­nais­sance l’en­sem­ble des fa­milles « pa­tri­cien­nes » aura ain­si in­ven­té une nou­velle autre aristocratie, à côte de celle de la no­blesse de sang, celle du tra­vail.

La maxime de Mar­tin Lu­ther Der Mensch ist zur Ar­beit ge­bo­ren, wie der Vo­gel zum Flie­gen ap­pa­raît ici comme l’écho d’une vieille re­ven­di­ca­tion bour­geoise à bri­ser son pla­fond de verre.

Frie­drich Schiller, dans son Lied von der Glocke ex­pri­me­ra à sa ma­nière cette qua­li­té du Bür­ger al­le­mand à éga­li­té avec les plus grands :

Arbeit ist des Bür­gers Zierde,

Se­gen ist der Mühe Preis,

Ehrt den König seine Wür­de,

Ehret uns der Hän­de Fleiß. (**)

Ce n’est pro­ba­ble­ment pas un ha­sard si ce poème a été éle­vé par le Bil­dungsbür­ger­tum du 19e siè­cle au rang des grands tex­tes de la con­science na­tio­nale al­le­mande.

Les « gè­nes » al­le­mands du pro­tes­tan­tisme sont éga­le­ment des gè­nes pro­tes­tants du na­tio­na­lisme al­le­mand.

(*) à l’op­po­sé de ce qui se pro­duit dans la co­lo­ni­sa­tion fran­que de la Gaule.

(**) Le travail est l’honneur du citoyen, la prospérité est la récompense du travail. Si le roi s’honore de sa dignité, nous nous honorons de notre travail.

 

 Hans Herth, sociologue, ancien président de la FAFA, est membre de l’AFDMA

Cet article a été publié dans le n° 3 / 2016 de  la revue « Documents / Dokumente »