L’AfD obtient dans l’est du pays des résultats impressionnants, nettement supérieurs à ceux qu’il récolte à l’ouest. Les raisons en sont multiples, et les partis traditionnels ne parviennent pas à endiguer cette progression qui, à ce stade, semble devoir se poursuivre.
Par Martin Baloge, maître de conférence en sciences politiques à l’Institut catholique de Lille.
Article paru dans « the conversation France »
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Il est rare que des élections régionales étrangères attirent autant l’attention des médias français que celles qui se sont tenues dans les Länder allemands de Saxe et de Thuringe le 1er septembre 2024, puis dans celui du Brandebourg le 22 du même mois. Pour la première fois de l’histoire de la République fédérale, un parti d’extrême droite, l’Alternative für Deutschland (AfD), est arrivé en tête d’une élection régionale, avec environ 33 % des suffrages exprimés en Thuringe, devant la CDU et en seconde position en Saxe talonnant le parti chrétien-démocrate (30,6 % contre 31,9 %) et dans le Brandebourg (derrière le SPD, avec 29,2 % contre 30,9 %).
Cette séquence électorale est donc historique à la fois pour ce jeune parti et pour le pays, qui pensait encore il y a encore une dizaine d’années faire figure d’exception en Europe car il n’avait pas vu émerger une extrême droite parlementaire.
Quels sont les enseignements de ces trois scrutins ? Que révèlent-ils de l’évolution de l’électorat allemand ?
La persistance d’un clivage est-ouest
Ces trois élections régionales récentes se sont déroulées dans des Länder de l’ex-Allemagne de l’Est ; leurs résultats viennent confirmer, encore une fois, le clivage entre Länder de l’Est et de l’Ouest.
En Allemagne, les élections régionales ne se déroulent pas toutes au même moment dans les 16 Länder, et les comparaisons sont difficiles à établir, tant le contexte politique fédéral et régional peut varier. Reste qu’une comparaison des résultats des seize dernières élections montre bien que l’AfD performe dans les cinq Länder de l’Est, la ville-État de Berlin, située géographiquement à l’Est, étant un cas à part.
Cette séparation très claire, à l’exception du Land de Hesse à l’Ouest, participe au maintien d’une « frontière fantôme ». Les chercheurs Béatrice von Hirschhausen et Boris Grésillon constatent à cet égard que « depuis la réunification, trois décennies et une génération ont passé, mais la discontinuité Est/Ouest de la géographie électorale allemande ne s’efface pas et même s’accroît ».
Cette situation s’explique, sans pouvoir être réduite à ces seules variables, par des facteurs économiques. Le taux de chômage est toujours supérieur de deux points environ à l’Est et, selon l’Office fédéral de la statistique, les salariés à temps plein de l’Est de l’Allemagne gagnent en moyenne 824 euros brut par mois de moins que leurs homologues de l’Ouest.
Les trois récentes élections régionales ont également mis en évidence un clivage dans le clivage, entre régions rurales, qui ont voté AfD, et grandes villes (Leipzig, Dresde, Chemnitz, Iéna ou Weimar) qui ont généralement placé en tête la CDU ou die Linke. Des formes de ressentiment à l’égard du gouvernement fédéral, la désindustrialisation, un sentiment de relégation sociale expliquent aussi le vote AfD.
Enfin et surtout, en particulier à l’Est, les inégalités sociales et économiques font l’objet d’un travail de retraduction politique par l’AfD, au prisme des questions migratoires et culturelles. La question sociale devient une question nationale, culturelle et xénophobe dans la bouche de Björn Höcke, le leader du parti en Thuringe, qui a été condamné en mai 2024 à 13 000 euros d’amende pour avoir repris un slogan nazi lors d’un meeting électoral. Höcke s’était déjà fait remarquer en 2017 en qualifiant le monument rendant hommage aux victimes de la Shoah à Berlin de « mémorial de la honte ».
Sociologie des électeurs de l’AfD à l’Est
Le succès de l’AfD témoigne d’une forme de banalisation de l’extrême droite en Allemagne aux yeux d’une partie de l’électorat. Un récent sondage national réalisé par la chaîne ARD a montré que 82 % des électeurs de l’AfD ne se souciaient pas du fait que le parti soit considéré comme d’extrême droite, pour autant qu’il « aborde les bonnes questions ».
46 % des électeurs AfD estiment que le principal problème que rencontre le pays est l’immigration ; et ils se déclarent à plus de 90 % inquiets par la criminalité, l’arrivée jugée trop massive d’étrangers, l’influence de l’islam et le changement trop rapide de la vie en Allemagne. Le vote AfD n’est donc pas seulement un vote contestataire mais également un vote de conviction. Sous un angle plus sociologique, les élections de septembre montrent que l’AfD séduit majoritairement les hommes (écart de 10 points avec les femmes en Saxe et de 11 points en Thuringe, mais seulement de 2 points dans le Brandebourg) ; et que les électeurs disposant d’un diplôme universitaire votent moins pour le parti (16 %), qui obtient en revanche des résultats supérieurs à son score général auprès des citoyens non diplômés (40 % en Saxe, 42 % en Thuringe et 37 % dans le Brandebourg). Le parti arrive également en tête chez les ouvriers s’étant rendus aux urnes (40 %, 41 % et 46 %) et les indépendants (32 %, 41 % et 34 %).
En d’autres termes, le vote AfD dans les deux Länder est un vote plutôt rural, populaire, faiblement diplômé et masculin, plaçant au sommet des préoccupations des considérations sécuritaires, migratoires et ethno-religieuses, sur fond de sentiment de relégation économique et territoriale.
Enfin, un des résultats qui a certainement le plus fait parler en Allemagne à la suite de ces élections est le vote des jeunes. En Thuringe, l’AfD est arrivée très largement en tête au sein de toutes les catégories d’âge, à l’exception des 60 ans et plus, traditionnellement acquis à la CDU. Chez les 18-29 ans, l’écart avec la CDU, arrivée deuxième, est spectaculaire : 36 % contre 13 % et même 46 % chez les 18-24 ans. Dans le Brandebourg, les résultats sont similaires puis que l’AfD arrive en tête chez les 16-24 ans avec 31 % de cette classe d’âge contre 19 % pour le second, le SPD.
Enfin,en Saxe également, le parti d’extrême droite se place premier chez les jeunes : 30 % contre 15 % pour la CDU. Là aussi, plusieurs facteurs expliquent ces scores très élevés. Un tiers des jeunes Allemands déclarent ne plus se reconnaître dans le clivage droite-gauche, signe de la normalisation de l’AfD au sein d’une partie de la jeunesse. Par ailleurs, dans les deux Länder, l’AfD est le parti qui a le plus investi les réseaux sociaux, et celui qui compte le plus de followers sur TikTok, Instagram et Facebook – principales sources d’information politique pour de nombreux jeunes électeurs.
Les conséquences des scrutins
Dans aucun des trois Länder, l’AfD ne participera à un gouvernement régional, le cordon sanitaire étant strict en Allemagne sur le plan des alliances et des soutiens.
Dans le Land de Thuringe, où le précédent gouvernement était minoritaire au Parlement, semble se dessiner ce que l’on pourrait appeler une « très grande coalition » CDU-SPD-BSW, incluant le nouveau parti de Sahra Wagenknecht, ex-membre de die Linke et aujourd’hui à la tête d’une formation issue de la gauche mais conservatrice, voir d’extrême droite sur les questions migratoires.
Pour autant, l’élection ne sera pas sans incidences. En parvenant à faire entrer plus d’un tiers des députés au Parlement de Thuringe, l’AfD pourra bloquer des décisions importantes. En effet, une majorité des deux tiers est nécessaire pour nommer les membres de la Cour constitutionnelle du Land, pour modifier la Constitution du Land ou pour dissoudre le Parlement.
À l’échelle fédérale, les conséquences de ces élections sont spectaculaires puisque pour endiguer la montée de l’extrême droite, la coalition tricolore du chancelier Scholz a opéré un virage politique radical sur les questions d’immigration en rétablissant les contrôles sur l’ensemble des frontières du pays, légitimant les propositions de l’AfD sur ce sujet.
Par de nombreux aspects, l’ensemble des partis politiques allemands semblent confrontés aux mêmes questions que celles soulevées en France par les premiers succès électoraux du Front national il y a quelques décennies : comment contrer idéologiquement l’extrême droite ? Faut-il s’inspirer de ses idées ? Quelle stratégie militante engager ? L’histoire politique et la comparaison nous enseignent qu’en matière de vote les électeurs semblent souvent préférer l’original à la copie. Les défis auxquels les partis traditionnels allemands vont devoir trouver une réponse sont donc immenses.