L’Europe et les frontières

L’Europe et les frontières

par Cyrille Schott,

« Limites qui séparent un Etat d’un autre Etat » : c’est la définition lapidaire de la frontière retenue dans la seconde moitié du XIXe siècle par Emile Littré dans son dictionnaire de la langue française. Appliquée à l’Union européenne, qui n’est pas un Etat, cette vision si simple apparaît plutôt obsolète. La construction européenne a été bâtie sur le dépassement en son sein des frontières des Etats et à l’extérieur elle n’a cessé, en Europe sans frontière, de s’élargir pacifiquement. Toutefois, cette construction souffrant la diversité, des Europes avec des frontières différentes coexistent. Par ailleurs, face au phénomène des migrations humaines, l’Europe s’est repliée derrière ses frontières présentes et a exporté sa frontière. Plusieurs réalités se font jour lorsque l’on associe les termes Europe et frontière. Essayons de les saisir.

L’effacement des frontières au sein de l’Union européenne

La construction européenne naît, après l’épouvante de la seconde Guerre mondiale, de cette volonté des pères fondateurs : « Plus jamais cela ! » et avec au cœur la réconciliation franco-allemande. Le 9 mai 1950, Robert Schuman propose la mise en commun par la France et l’Allemagne de la production du charbon et de l’acier, des matériaux de base des armes de guerre. Ainsi, veut-il introduire « le ferment d’une communauté plus large et plus profonde entre des pays longtemps opposés par des divisions sanglantes ». Il en sortira en 1951 la Communauté européenne du Charbon et de l’Acier. Suivra en 1957 la Communauté économique européenne, avec la politique agricole commune. Les frontières s’ouvrent autour du charbon et de l’acier, puis des produits agricoles, enfin plus largement pour les échanges de marchandises. Le marché commun se met en place.

L’Europe des six s’élargit, comme nous le verrons, puis se produit un événement majeur à la fin des années 1980 : l’écroulement du rideau de fer, de cette frontière presque infranchissable. La domination soviétique en Europe centrale s’efface, puis l’Union soviétique elle-même disparait en 1991 et la Yougoslavie se disloque dans la guerre. De ces évolutions naissent de nouvelles frontières, celles des Etats issus de la division pacifique de la Tchécoslovaquie, de la fin de l’URSS, de la désagrégation de la Yougoslavie. Cependant, par-delà la création de ces frontières, le mouvement vers la réunification entre les Europes séparées de force et l’ouverture de leurs frontières devient irrésistible. Il va s’étendre aux trois pays baltes échappés de la prison russe, puis à deux premiers Etats, la Slovénie et la Croatie, issus de la Yougoslavie.

A la suite de l’Acte unique européen, le marché unique est lancé le 1er janvier 1993 avec ses quatre libertés, de circulation des personnes, des biens, des services et des capitaux. Le traité de Maastricht en 1992 crée l’Union européenne et la citoyenneté européenne, celle-ci s’ajoutant à la citoyenneté nationale et permettant de circuler et séjourner librement sur le territoire de l’Union, de voter dans le pays de résidence aux élections du Parlement européen et aux élections municipales, de se présenter à ces dernières. La création de l’euro, dont les pièces et billets entrent en circulation en 2002, donne aux habitants de sa zone une monnaie commune.

Enfin, l’espace Schengen, créé en 1995, permet aux citoyens de circuler librement en son sein sans être soumis à des contrôles aux frontières. Il signifie la suppression des postes frontières.

Ces étapes dans la construction européenne, à l’approfondissement desquelles la Commission travaille, sont allées vers la disparition des frontières intérieures de l’UE. Pour habiter en Alsace dans une commune rhénane, Drusenheim, j’ai pu, en quelques décennies, voir advenir ce phénomène : le Rhin n’est plus une frontière ! Les gens le franchissent allègrement pour se rendre chez le voisin, s’y promener, aller au restaurant, y faire des courses, y travailler, y assister à des rencontres festives ou amicales…Quand j’accueille mes petits-fils, je les emmène sur le bac Drusus faire une traversée du Rhin comme si c’était le fleuve d’un même pays.

Il est vrai que le chemin vers l’abolition des frontières a connu des reflux. Face aux migrations, particulièrement après la grande vague de 2015, maints Etats, dont la France, ont rétabli des contrôles ciblés pour lutter contre leur pression. La pandémie de la covid a même entrainé, en son début, des fermetures de frontières, ainsi par l’Allemagne.

La crainte de la libre circulation de migrants illégaux, voire de criminels ou de terroristes, a été exploitée par les partis populistes et au-delà. Présentant l’ouverture des frontières comme une menace pour la sécurité du pays, ces partis hostiles à l’Europe ont plaidé pour leur retour. Dans des pays d’Europe centrale, les souverainistes sont au pouvoir. Ils se sont gardés de revenir sur  l’ouverture de leurs frontières vers l’Ouest de l’Europe, malgré l’hémorragie démographique consécutive, mais ils ont adopté face aux migrations issues d’autres continents une rhétorique contraire à l’unité européenne, voire ont érigé des clôtures avec leurs voisins membres de l’Union. Ainsi, la Hongrie en a construit à sa frontière avec la Croatie. Le discours souverainiste a également trouvé un écho à l’Ouest. L’Autriche a installé des barrières à des points de passage avec la Slovénie et l’Italie.

Dans ma commune rhénane, près de la moitié des électeurs se prononce pour une formation politique partisane du rétablissement des frontières nationales. Cependant, quand, lors de la pandémie, la frontière à nouveau a été fermée par l’Allemagne, en raison de sa peur devant la propagation de la covid, cette situation a été ressentie avec douleur…et, pour finir, les gens se sont rassemblés, des deux côtés, sur les rives du Rhin et, porte-voix et banderoles à l’appui, ont manifesté, en clamant la fraternité européenne, pour réclamer la libération de la frontière haïe. Ce phénomène s’est produit à d’autres limites de l’Allemagne, comme celles avec l’Autriche ou le Luxembourg. Et aujourd’hui, la frontière à nouveau a disparu.

L’effacement de la frontière a, quoiqu’il en soit, progressé inexorablement au sein de l’UE. Il est, en effet, congénital à l’avancée de la construction européenne.

 La coexistence d’Europes aux « frontières » différentes

Parallèlement à cette dynamique, s’en déploie une autre, celle de l’Europe à plusieurs vitesses. Une partie des Etats de l’Union peut, dans une démarche pionnière, décider de renforcer la coopération dans un domaine donné. Le traité d’Amsterdam introduit en 1997 le concept de coopération renforcée. Le  traité de Lisbonne crée en 2007 la coopération structurée permanente (CSP) dans le champ de la défense ; cette CSP voit le jour en 2017 et regroupe aujourd’hui  la quasi-totalité des Etats membres, à l’exception d’un seul. L’objectif est que tous les pays de l’UE rejoignent progressivement les démarches pionnières.

Deux d’entre elles se sont avérées significatives pour la vie des citoyens.

La monnaie européenne, l’euro, est mise en circulation en 2002 dans douze Etats membres. Aujourd’hui, ils sont vingt à l’utiliser. La zone euro s’appuie sur une institution de nature fédérale, la Banque centrale européenne (BCE), qui gère cette monnaie commune devenue la deuxième devise mondiale après le dollar. Une instance politique, l’Eurogroupe, réunit les ministres des finances de la zone. Les décisions prises par la BCE, par exemple dans la récente crise de la pandémie, entraînent des conséquences dans la vie quotidienne. Le renforcement budgétaire de l’eurozone, souhaité spécialement par la France, est de nature à accroitre la distance avec les pays non adhérents. D’ores et déjà, le fait pour un Européen de devoir changer de monnaie lorsqu’il se rend dans un pays ne disposant pas de l’euro éveille le sentiment d’un passage de frontière. Deux nations de l’Union, la Bulgarie et la Roumanie, espèrent rejoindre la zone euro dans les années à venir. Cinq, la Hongrie, la Pologne, la Tchéquie, la Suède et le Danemark[1], ne manifestent pas, à ce jour, cette intention.

L’espace Schengen de libre circulation sans contrôle aux frontières rassemble en 1995, à son lancement, cinq Etats membres. Aujourd’hui, il réunit vingt-trois pays de l’Union et quatre non membres, l’Islande, la Norvège, la Suisse et le Liechtenstein. La Bulgarie, la Roumanie, Chypre et l’Irlande, membres de l’UE, n’en font pas partie. Si les deux premières, qui sont candidates, devraient pouvoir adhérer dans les années à venir, la perspective reste compliquée pour Chypre divisée, avec sa partie Nord en sécession. Quant à la République d’Irlande, elle est attachée à la libre circulation avec l’Irlande du Nord et donc le Royaume Uni.

La zone euro et l’espace Schengen ne se recoupent ni entre eux ni avec l’étendue de l’UE. L’objectif de l’Union est de faire coïncider les « frontières », mais cette œuvre est loin d’être achevée. Tant qu’elle ne l’est pas, des Europes avec des frontières différentes vont coexister.

Une Europe repliée derrière ses frontières et exportant la frontière

Sur son étendue, l’UE veut abolir la frontière ; il en va autrement dans le contact avec l’étranger.

Frontex, l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, est le premier organe européen doté, en 2021, d’un uniforme. Son contingent regroupe plus de 2100 agents destinés à devenir 10 000. C’est une police des frontières proprement européenne, qui vient en appui aux services nationaux. Malgré les critiques d’organisations non gouvernementales et de partis attentifs aux droits des réfugiés, son action ne cesse de se développer conformément à la volonté des Européens de protéger leurs frontières extérieures face aux migrations.

Tandis que, malgré les récents progrès enregistrés par le conseil des ministres de l’Intérieur de l’UE, les Etats membres peinent à s’entendre autour du pacte sur la migration et l’asile, présenté par la Commission en 2020, les clôtures se dressent sur les frontières extérieures de l’Union. Leur initiative ne vient pas de Bruxelles, mais des Etats exposés à la pression migratoire. Les murs autour des enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla au Maroc sont anciens. La vague migratoire de 2015, à la suite de la crise syrienne, a suscité des élévations de barrières par la Hongrie et la Grèce. Puis les attaques hybrides depuis la Biélorussie en 2021 ont provoqué de nouvelles constructions, spécialement par la Pologne. Enfin, la guerre d’agression russe en Ukraine a conduit à un nouveau rideau de fer avec la Russie, comme l’a souligné récemment le journal allemand Die Zeit[2].

En février 2023, il a été estimé que des murs et des clôtures ont été déployés par 12 pays de l’UE et de l’espace Schengen, sur 19 sections représentant plus de 2000 km de frontières extérieures[3]. Et les projets se poursuivent, ainsi en Finlande, qui prévoit d’élever plus de 200 km de grillages sur la frontière avec la Russie.

Les critiques évoquent une Europe forteresse, qui se barricade.

Un cas particulier mérite d’être soulevé. Le Royaume Uni, depuis le Brexit, est plus que jamais séparé par une frontière de l’Union européenne. Cependant, cette frontière, dont le retour et le renforcement ont été désirés par une majorité de Britanniques, n’a jamais été aussi percée qu’aujourd’hui, où les traversées illégales de la Manche se multiplient. Le Royaume Uni a  réussi à exporter sa frontière en France. Le paradoxe vient de ce que la France, qui en principe doit contrôler la frontière Schengen, donc les arrivées depuis l’Angleterre, concentre tous ses efforts pour empêcher les migrants illégaux … de quitter l’espace Schengen.

Pour en revenir à l’UE, celle-ci exporte également sa frontière. Elle le fait par les accords conclus avec des pays tiers, qui contre « rémunération », arrêtent les migrants sur leur sol, voire les reprennent. De tels accords sont intervenus avec la Turquie, une partie de la Libye, le Maroc et sont en négociation avec la Tunisie. L’UE s’appuie aussi sur Frontex, qui agit en dehors de ses frontières, en menant des opérations en Moldavie, en Serbie, au Monténégro et en Albanie.

L’élargissement d’une Europe sans frontière

Les frontières actuelles si protégées ne sont cependant pas pérennes.

L’Europe est partie à six, autour de la réconciliation franco-allemande, et s’est construite, ouverte sur l’Atlantique, face à un mur, celui du rideau de fer. Elle a couvert initialement une aire continentale, celle peu ou prou de l’empire carolingien.

Ensuite, en raison de son rayonnement et de l’évolution du contexte géopolitique, elle a repoussé ses frontières par sept élargissements : d’abord, dans la première moitié des années mille neuf cent soixante-dix, vers l’Ouest des îles britanniques et le Danemark, le général de Gaulle n’étant plus là pour s’opposer à la venue du Royaume Uni, puis dans les années quatre-vingt vers le Sud libéré des dictatures militaires, en Grèce, en Espagne et au Portugal, ensuite au mitan des années quatre-vingts dix, vers le Nord et l’Autriche, enfin, au XXIe siècle, après la chute du rideau de fer et l’extinction de l’Union soviétique, vers onze Etats de ce que l’on appelait l’Est et vers deux îles méditerranéennes. La marche de l’Europe est allée dans toutes les directions, avec dans la période récente une poussée significative vers l’Est, voulue par les peuples mêmes de celui-ci. De six, les pays de l’aventure européenne sont devenus vingt-sept, pour regrouper près de 450 millions d’habitants.

Des analystes ont jugé que l’UE devait fixer ses frontières et que l’indétermination de celles-ci interdirait sa consolidation. Cependant, la construction européenne, ce projet inédit dans l’histoire du monde, est une dynamique de paix, de prospérité et de liberté, marquée tant par l’idéal que par le pragmatisme, qui n’est pas achevée et est sans frontière. Ses limites peuvent se réduire, si un pays veut quitter l’Union, ce dont il a la possibilité, ainsi que l’a montré le Brexit. Surtout, ce projet, s’il a été abandonné par le Royaume Uni, ne cesse d’attirer de nouvelles nations. Dans les Balkans occidentaux, six Etats veulent entrer dans l’Union et patientent, ou plutôt s’impatientent, depuis tant d’années. Après l’agression russe, l’Ukraine a posé sa candidature et s’est vue reconnaitre, avec la Moldavie, le statut de candidat.

Des logiques contradictoires s’affrontent pour les Balkans : le risque d’une Europe ingouvernable au-delà du nombre déjà considérable de membres actuels, sans une réforme institutionnelle de la gouvernance ; la visée géopolitique d’amarrer les pays des Balkans occidentaux à l’Europe pour ne pas y laisser croître l’influence russe, voire chinoise ou turque. S’agissant de l’Ukraine ou de la Moldavie, se heurtent ces idées : les accueillir pleinement dans la famille européenne, pour laquelle, d’une certaine façon, le combat par les armes est engagé ; ne pas les recevoir tant qu’elles demeurent éloignées des critères d’adhésion et que leur entrée pourrait déstabiliser l’équilibre de l’Union et empêcher son approfondissement.

Quoiqu’il en soit, la perspective d’une Union à 35, la question turque étant mise à part, est entrée dans les esprits et l’un des défis majeurs de l’Europe sera de concrétiser celle-ci, en demeurant capable de progresser, conformément aux termes du traité fondateur[4], vers « une union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe. »

En effet, comme l’écrit un observateur averti, « l’élargissement n’est pas un détournement du projet européen, mais son accomplissement. »[5] L’Europe est un projet toujours en construction, aux frontières potentiellement mouvantes.

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Le rapport de l’Europe avec la frontière est différencié : elle veut l’éliminer à l’intérieur, tout en admettant la coexistence, espérée provisoire, de sortes de frontières nées des coopérations pionnières ; elle la renforce face au monde extérieur, tout en sachant qu’elle n’est  pas définitive.

Le chemin vers l’unité de l’Europe implique la disparition des frontières intérieures. Malgré des reculs, des débats et les imperfections liées aux géométries variables des coopérations, ce chemin a de fait été suivi et la frontière n’existe plus pour une grande majorité de citoyens européens. La construction européenne étant, par ailleurs, inachevée, ses frontières extérieures ne sont pas fixées et restent mouvantes. Celles existantes sont tant soumises à la pression migratoire de personnes attirées depuis d’autre continents par l’espace européen, qu’elles sont de plus en plus fermées, au péril de rétablir ces murs que l’Europe démocratique a su ébranler.

8 juillet 2023

Cyrille Schott, préfet (h.) de région, ancien directeur de l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ), membre du bureau d’EuroDéfense France, coauteur du livre Souveraineté et solidarité, un défi européen.

Cyrille Schott est Délégué régional de l’AFDMA en Alsace.

 

[1] Le Danemark a négocié une clause d’exemption de l’euro, en vertu de laquelle il n’est pas obligé de l’adopter.

[2] « Der neue Eiserne Vorhang » (traduction :  « le nouveau rideau de fer »), Die Zeit, 22 juin 2023.

[3] « Migrations : l’Europe se barricade de plus en plus », les Echos, 10 et 11 février 2023.

[4] Article 1 du traité sur l’Union européenne.

[5] « Elargir, oui ! Mais pas à pas », Sébastien Maillard, directeur de l’Institut Jacques Delors, Le Monde, 10 mai 2023.