Sécurité et défense, les deux faces d’une même médaille.

« Sécurité et défense, les deux faces d’une même médaille »

 

                                                                                                                          Par Cyrille Schott

 La sécurité occupe la pensée des pères fondateurs de l’Europe : « Plus jamais la guerre ! » Il empruntent toutefois, avec pragmatisme, la voie de l’économie, en créant la Communauté européenne du charbon et de l’acier, suivie par la Communauté économique européenne au traité de Rome de 1957. Le projet d’une défense européenne ne peut alors aboutir, l’échec de la Communauté européenne de défense conduisant à remettre, à travers l’OTAN, la défense des Européens aux Etats-Unis. L’Europe avance dans la paix, avec l’Amérique qui protège.

Le rideau de fer s’effondrant, l’Ouest et l’Est de l’Europe se retrouvent. La communauté devient l’Union européenne en 1992. Si l’on croit alors à la « fin de l’histoire » et au triomphe de la démocratie libérale, la guerre cependant réapparait aux portes de l’Union : dans l’ancienne Yougoslavie, au Caucase, en Ukraine. Les Européens perçoivent la montée des menaces. A l’Est, l’on s’inquiète de l’attitude russe, au Sud, l’on ressent la menace terroriste, l’inquiétante déstabilisation du Moyen-Orient et de la Lybie, l’agressivité turque, la crainte de nouvelles vagues migratoires, partout l’on craint les cyberattaques. L’Europe découvre une Amérique regardant vers le Pacifique et qui préfèrerait discuter avec chacune des nations européennes isolément, en position de faiblesse, et non avec la puissance économique mondiale que forme l’Europe unie. Les autres Etats-continents, Chine et Russie, aimeraient pareillement avoir affaire avec une Europe éclatée. Donald Trump n’hésitant pas à la traiter « d’ennemie » commerciale, l’Union ne peut plus prétendre progresser à l’ombre du parapluie américain.

Pour que le « miracle de la paix » perdure, il faut désormais une « Europe qui protège ». La question de la sécurité et de la défense s’inscrit progressivement au cœur de l’agenda européen.

Les progrès significatifs de la sécurité intérieure

La sécurité intérieure connait de vrais progrès. L’entrée en application en 1995 de la convention de Schengen, signée en 1985, constitue une étape décisive. La décision d’ouvrir les frontières internes à la libre circulation des personnes s’accompagne de « mesures compensatoires » pour lutter contre la criminalité : développement de la coopération policière, douanière et judiciaire; création d’une base de données sur les personnes et les biens recherchés. La coopération Schengen va constituer un laboratoire de la construction européenne dans le champ de la sécurité. Après Schengen, le traité de Maastricht crée en 1992 le pilier « justice et affaires intérieures », qui relève de la coopération intergouvernementale, celui d’Amsterdam, en 1997, instaure « l’espace de liberté, de sécurité et de justice », le traité de Lisbonne, en 2007, marque un autre moment majeur, en supprimant la structure par piliers et en communautarisant les questions liées à cet espace.

La coopération est désormais étroite entre les polices et s’appuie sur l’agence Europol, créée en 1995. Celle-ci dispose de plus de 1000 collaborateurs, accueille 220 officiers de liaison et soutient annuellement plus de 40 000 enquêtes transfrontalières. La coopération en matière pénale n’a cessé de croître, avec l’affirmation de l’agence Eurojust créée en 2002, la reconnaissance mutuelle des décisions de justice, et des instruments efficaces, comme les équipes communes d’enquête ou le mandat d’arrêt européen, en vigueur depuis 2004. Le système ECRIS connecte depuis 2012 les bases de données contenant les casiers judiciaires. Le système d’information Schengen (SIS) contient, fin 2019, 91 millions d’enregistrements, relatifs à des personnes ou des objets volés et recherchés, et a été consulté 6,6 milliards de fois.

L’agence Frontex, active depuis 2005 et devenue en 2016, en réponse à la crise migratoire, l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, doit disposer d’ici quelques années d’un contingent de 10 000 gardes-frontières et garde-côtes, afin d’aider les pays européens dans le contrôle des frontières et la gestion des migrations.

 Les avancées dans le domaine de la défense

La défense a, de son côté, connu des avancées. Depuis le traité de Maastricht et la déclaration de Petersberg en 1992, l’Europe est dotée d’une « Politique étrangère et de sécurité commune » (PESC). En 1999, après le sommet franco-britannique de Saint-Malo, sont posées les bases d’une politique de défense au plan européen, les deux premières opérations militaires étant lancées en 2003. Ainsi naît la « Politique européenne de sécurité et de défense » (PESD), devenue en 2009, dans le traité de Lisbonne, la « Politique de sécurité et de défense commune » (PSDC), bras armé de la PESC. En 15 ans, près de 80 000 hommes ont été engagés dans les opérations de l’Union. 36 missions, militaires, civiles ou civilo-militaires, ont été déployées, dont 17 sont actuellement en cours sur trois continents ; six sont militaires, comme l’opération navale contre la piraterie sur les côtes somaliennes, onze, comme Eulex au Kosovo, sont civiles, de police et de soutien aux forces de sécurité ou à l’État de droit, d’assistance aux frontières. Ces opérations, dites de « bas de spectre », correspondent cependant à un engagement de portée limitée et ne sont pas l’expression d’une véritable défense européenne, susceptible d’engager des actions de vive force pour protéger l’Europe ou ses intérêts dans le monde. La majorité des Etats membres considèrent que la défense du continent continue à reposer sur l’OTAN et l’engagement américain.

Il est vrai que, depuis le Brexit, de nouveaux progrès, importants, ont vu le jour : la création d’une structure de planification et de commandement des opérations militaires ; le processus annuel de revue coordonnée des plans nationaux de défense ; la coopération structurée permanente visant à développer les capacités des armées des Etats membres; le Fonds européen de défense, qui introduit la défense dans le budget européen ; l’Initiative Européenne d’Intervention, pour renforcer la coopération opérationnelle entre les Etats partenaires.

La sécurité et la défense, les deux faces de la souveraineté

Même si le civil et le militaire ont pu être liés dans des opérations extérieures, ce bref rappel fait apparaitre deux cheminements certes parallèles, mais séparés. La conscience du lien entre sécurité intérieure et extérieure, entre sécurité et défense se développe cependant et s’exprime dans les textes les plus récents de l’Union.

Ainsi, en 2016, dans la Stratégie globale pour la politique étrangère et de sécurité, il est écrit : « L’Union européenne favorisera la paix et garantira la sécurité de ses citoyens et de son territoire. La sécurité intérieure et la sécurité extérieure sont encore plus étroitement liées. »

En juillet 2020, dans la Communication de la commission relative à la stratégie de l’UE pour l’union de la sécurité, qui succède aux programmes et aux stratégies européennes de sécurité intérieure, arrêtés dans la continuité de la déclaration de Tampere de 1999, il est écrit : «Pour protéger l’Union et ses citoyens, il ne s’agit plus seulement de garantir la sécurité à l’intérieur des frontières de l’UE, mais aussi de s’attaquer à la dimension extérieure de la sécurité. L’approche de l’UE en matière de sécurité extérieure dans le cadre de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) et de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC) restera une composante essentielle des efforts de l’UE visant à renforcer la sécurité en son sein.»

La lutte contre le terrorisme, l’action de stabilisation dans des Etats extérieurs à l’Union mais importants pour sa sécurité soulignent, entre autres, que la sécurité intérieure et la défense sont les éléments d’une même stratégie globale. Celle-ci inclut d’ailleurs d’autres dimensions, comme la diplomatie, l’aide humanitaire, la coopération au développement, l’action climatique, les droits de l’homme, le soutien économique et la politique commerciale, qui entrent tous dans la boîte à outils de l’UE pour la sécurité et la paix mondiales, dont dépend sa propre sécurité.

Il reste que l’Union doit porter l’effort sur le développement des instruments qui lui permettront d’affirmer son autonomie stratégique, telle que l’envisage la Stratégie globale, et de se doter d’une politique de sécurité intérieure encore plus efficace. Or, si les Etats membres ont consenti à créer des institutions de nature fédérale, comme la Banque centrale européenne, ou des politiques de nature fédérale, comme celle du commerce extérieur, ils se cantonnent en matière de sécurité et de défense aux coopérations parfois renforcées, sans aller jusqu’à créer une police ou une armée européennes. Vouloir aller trop vite dans ces domaines pourrait certes conduire à d’intenses divisions entre Européens, voire à l’échec de leur Union. C’est la crise qui en définitive fait bouger les lignes, comme on l’a vu récemment avec la décision de lancer des emprunts européens en réaction à la crise économique générée par la pandémie.

Les défis de notre temps, la pression émanant des Etats continents conduisent à envisager la question de la souveraineté au-delà du cadre des Etats nationaux, dans celui de leur Union. Si jadis, la France tenait à imposer sa souveraineté face au Saint Empire, dans une partie restreinte du continent européen, aujourd’hui c’est envers ces Etats continents, dans un espace géographique devenu mondial, que la souveraineté doit être affirmée, et celle-ci ne pourra l’être qu’à l’échelle de l’Europe. Or, qui parle de souveraineté européenne ne peut éviter d’envisager ces instruments de souveraineté que sont une armée et une police, dans le cadre d’une démocratie respectueuse des libertés publiques, appuyée sur une justice commune. C’est dans cette direction, loin d’être aboutie, que défense et sécurité apparaitront comme les deux faces d’une même médaille, celle de la souveraineté.