Dissuader…mais comment ?

Dissuader….. mais comment ?

Réflexions sur la situation de l’Allemagne en 2021.

Par Olivier de Becdelièvre.

Cet article a été rédigé avant les dernières élections, mais il ne semble pas que le nouvelle coalition souhaite changer la donne en la matière.

 

Après avoir amplement engrangé les dividendes de la paix, et surtout œuvré à sa réunification, l’Allemagne de la décennie 2020 aspire à jouer sur le plan international un rôle à sa mesure, et à prendre davantage de responsabilités dans la défense et la sécurité de l’Europe. Ce souci n’est pas dénué de préoccupations économiques, tant il est vrai que le pays est fortement dépendant de relations apaisées entre et avec ses voisins de l’Europe orientale.

Les tensions suscitées par les ambitions du Kremlin la conduisent à adopter vis-à-vis de la Russie une attitude de dissuasion qui ne saurait être nucléaire, compte tenu de son statut et d’une opinion publique pour le moins réservée en ce qui concerne le nucléaire sous tous ses aspects.

Tout en poursuivant sa participation au partage nucléaire dans le cadre stratégique de l’Alliance, l’Allemagne privilégie donc une dissuasion conventionnelle qui se traduit par la poursuite de la remontée en puissance de la Bundeswehr, la prise de responsabilités dans le cadre des mesures de réassurance et une réorientation de ses efforts en vue d’un engagement de haute intensité.

1 – Enjeux de la politique de défense allemande.

Selon le Livre Blanc de 2016, référence en matière de défense et de sécurité, l’objectif du gouvernement fédéral est de garantir la liberté, la sécurité et le bien-être des citoyens allemands, et de contribuer à la promotion de la paix et au renforcement du droit dans les relations internationales. Pour reprendre les termes de la chancelière Merkel dans sa présentation liminaire du Livre Blanc, le poids politique et économique de l’Allemagne lui fait un devoir de prendre des responsabilités pour la sécurité de l’Europe, en lien avec ses partenaires européens et transatlantiques, pour la défense commune des droits de l’homme, de la liberté, de la démocratie, de l’état de droit et des droits des peuples.

La sécurité de l’Allemagne, souligne la chancelière[1], repose quant à elle sur une Alliance atlantique forte et déterminée comme sur une Union européenne unie et résistante aux efforts, piliers indispensables d’une politique de défense et de sécurité permettant de répondre aux exigences de notre temps.

L’action gouvernementale, au-delà de la défense et de l’intégrité du territoire et des citoyens, s’exerce dans les domaines les plus variés, conditions de sa prospérité économique. L’Allemagne est ainsi étroitement liée aux flux commerciaux et financiers internationaux, particulièrement dépendante de voies d’approvisionnement sécurisées, de marchés stables et de systèmes d’information et de communication fonctionnels.

Ces intérêts, vitaux et stratégiques pour l’économie allemande, dépendent pour une large part d’un environnement stable et pacifié, en particulier sur le continent européen. Il s’agit donc pour l’Allemagne d’assumer ses responsabilités politiques en agissant de manière significative pour le maintien de la paix et du droit, tout en ménageant ses intérêts économiques.

C’est dans ce sens que Berlin entend, de concert avec l’Alliance, mener, en particulier vis-à-vis des ambitions prêtées à la Russie, une politique dissuasive, exercice délicat si l’on considère quelques-unes des « lignes rouges » qui lui sont imposées, dès lors que l’on touche au domaine nucléaire.

2 – Limites de l’exercice.

Les dispositions du traité de Moscou, dit « quatre plus deux » de 1990, par lesquelles l’Etat allemand réunifié renonce à la fabrication, la possession et l’emploi d’armes nucléaires, bactériologiques et chimiques[2], interdisent certes de manière formelle la mise sur pied d’une force de dissuasion nucléaire autonome, mais permettent à l’Allemagne d’échapper à un débat intérieur embarrassant et probablement sans issue, tant la société allemande est sensible à la question nucléaire en général, et aux armements nucléaires en particulier.

L’opposition bien connue des antinucléaires, qui s’est développée en République fédérale dès la fin des années 50 et a connu un point culminant entre 1980 et 1983, au moment de la crise des missiles, en mobilisant jusqu’à 400 000 manifestants, ne doit pas masquer la profonde division de la société allemande sur le sujet. Le vote du Bundestag du 22 novembre 1983, autorisant le stationnement de 108 Pershing II sur le territoire fédéral, a été acquis à une courte majorité (286 voix contre 255), non sans l’appui marqué du Président Mitterrand, venu à Bonn soutenir le projet gouvernemental le 20 janvier précédent, et dont la formule « les fusées sont à l’Est, les pacifistes à l’Ouest » fera date.

Le contexte politique a changé, mais l’opposition au nucléaire n’a pas désarmé, se reportant certes essentiellement sur son usage civil, avec pour résultat la sortie prévue du nucléaire dès 2022. Ainsi les adversaires du nucléaire ont-ils fait souche, et sont pour partie à l’origine du parti des Verts (aujourd’hui Bündnis 90/die Grünen après fusion avec les écologistes de l’ex-RDA), fondé en 1980 et entré au Bundestag en 1983. Les Verts ont participé au gouvernement fédéral de 1998 à 2005, fournissant au chancelier Schröder son ministre des affaires étrangères en la personne de Josef « Joschka » Fischer. Dans l’opposition sous les mandats successifs d’Angela Merkel, ils sont présents dans la plupart des gouvernements régionaux et l’on ne saurait exclure qu’ils soient en position de force aux élections fédérales du 26 septembre 2021 et reviennent au pouvoir au sein d’un gouvernement de coalition. Mais quel que soit le résultat de ces élections, la question du nucléaire, sous forme civile ou militaire, reste sensible.

3 – Perception de l’arme nucléaire : dissuasion ou escalade ?

Pour nos voisins allemands, « arme nucléaire » ne rime pas nécessairement avec « dissuasion ».

En effet, pour beaucoup, la logique de la riposte graduée, qui prévalait jusqu’à la disparition du Pacte de Varsovie, reste prégnante. Les armes nucléaires stratégiques peuvent certes constituer, pour leurs détenteurs, une force de dissuasion, mais l’emploi d’armes tactiques constitue une étape de l’escalade en cas de conflit majeur, avec pour objectif de mettre fin aux hostilités sans avoir recours aux armes stratégiques.

Ce vieux schéma n’est pas totalement oublié dans la stratégie de l’OTAN, au sein de laquelle l’Allemagne continue de participer au « partage nucléaire », au même titre que la Belgique, les Pays-Bas, l’Italie et la Turquie. Ainsi l’Allemagne, au-delà de sa participation à la responsabilité collective de la stratégie nucléaire de l’OTAN, est-elle censée contribuer directement à sa mise en œuvre. Mise en œuvre par essence tactique, puisqu’elle se limite au stockage, au maintien en condition, et à l’engagement opérationnel par largage de bombes B 61 à gravité à partir d’appareils Tornado de la Luftwaffe. Le nombre de ces bombes, regroupées sur la base de Büchel, serait d’une vingtaine pour une capacité de stockage maximale de 40. Il est prévu, dès cette année, de moderniser les B 61 pour les rendre plus précises, et, dans un avenir proche, de remplacer les Tornado à double capacité, vieillissants, par 30 F/A 18.

On peut naturellement s’interroger sur la pertinence tactique de l’emploi d’aéronefs, de surcroît non furtifs, destinés au largage d’une charge sur objectif face à une défense antiaérienne moderne et efficace, mais la participation allemande à la stratégie nucléaire alliée revêt également, et sans nul doute prioritairement, une valeur de symbole du lien transatlantique.

L’éventualité de l’engagement, même à la marge, de la Bundeswehr dans un conflit nucléaire, fait partie Outre-Rhin du débat politique, et, si le terme de « partage nucléaire » n’a pas été expressément mentionné dans l’accord de coalition de 2018 pour la formation  du gouvernement actuel entre la CDU d’Angela Merkel et le SPD, l’intérêt pour l’Allemagne de participer aux discussions et au processus de planification stratégiques « aussi longtemps que les armes nucléaires joueront un rôle comme instruments de la dissuasion dans le concept stratégique de l’OTAN »[3] a, lui, été souligné. Il sera sans doute intéressant de considérer cet aspect de la question en cas de changement de majorité et de percée importante des Verts en septembre prochain.

Au-delà, la question est de savoir si l’OTAN, alliance nucléaire, dispose réellement aujourd’hui d’une stratégie nucléaire claire. C’est évidemment une autre question, mais elle n’est pas étrangère aux doutes soulevés Outre-Rhin par la dissuasion otanienne, ainsi que le souligne notamment le Dr Peter Rudolf de la Fondation Science et Politique (SWP) dans une étude de mai 2020 consacrée à l’Allemagne, l’OTAN et la dissuasion nucléaire[4].

La question « philosophique » de la dissuasion nucléaire, comprise par les pays détenteurs d’un arsenal comme une stratégie de non-emploi et un argument politique destiné à convaincre un adversaire potentiel de renoncer à une agression par crainte d’encourir des dommages inacceptables rencontre sans doute, Outre-Rhin, un écho différent, mais échappe, par construction, à la réflexion stratégique de nos voisins.

4 – Quelle dissuasion pour l’Allemagne ?

L’Allemagne, soucieuse de tenir son rang au sein de l’Alliance, est également consciente de l’importance de sa relation avec la Russie qui demeure, en dépit du refroidissement actuel, un partenaire majeur pour son commerce extérieur et surtout pour la fourniture de son énergie. Ni la Russie, ni l’Allemagne n’ont aujourd’hui intérêt à une dégradation de la situation et de leurs relations, Berlin se trouvant même en position d’allié objectif de Moscou et d’opposant à Washington à propos de l’achèvement de Nord Stream 2, nécessaire à son approvisionnement en gaz russe, d’autant plus précieux que l’Allemagne a résolu de se priver à brève échéance d’énergie nucléaire.

Peu désireuse de se trouver impliquée dans un conflit où elle aurait beaucoup à perdre, l’Allemagne s’engage résolument dans la voie d’une dissuasion « conventionnelle » dans le cadre des mesures de réassurance des Etats baltes face aux ambitions possibles de la Russie.

C’est la raison pour laquelle la Bundeswehr prévoit d’augmenter ses capacités, en particulier celles de ses forces terrestres, avec pour objectif la mise sur pied, à l’horizon 2031, de trois divisions aptes au combat de haute intensité. La « division 2027 » disposera, selon le CEMAT allemand, le GL (GCA) Alfons Mais, de trois brigades et pourra en intégrer deux supplémentaires[5]. Compte tenu des effectifs disponibles, maintenus à 230 000 militaires pour l’ensemble de la Bundeswehr, ces unités feront partiellement appel à des réservistes. Au cours de son audition devant la commission de défense de l’Assemblée nationale (une première), le 17 mars, le CEMA, le Gen. (GA) Eberhardt Zorn, a confirmé ces orientations[6]. En cas de conflit majeur, le territoire allemand serait à considérer comme la zone de déploiement initial des forces de l’Alliance, une plaque tournante pour les moyens engagés et la cible potentielle d’armes à longue portée comme d’actions hybrides. Dans l’immédiat, l’Allemagne, nation cadre pour le contingent engagé en Lituanie, se prépare à assurer le commandement de la VJTF[7] en 2023, en y engageant une brigade mécanisée renforcée d’éléments néerlandais et norvégiens.

Une inconnue demeure, celle des moyens dont la Bundeswehr disposera effectivement dans les années à venir si, avec la fin de l’«ère Merkel », une majorité parlementaire nouvelle issue des élections de septembre prochain vient à remettre en cause les équilibres et priorités actuelles.

 

Conclusion.

L’Allemagne de 2021 entend jouer sur le plan international un rôle à sa mesure tout en préservant les conditions indispensables à sa prospérité. Partenaire majeur de l’Alliance atlantique, elle doit tenir compte des limitations qui lui sont imposées par son statut comme par une opinion publique plus que réservée sur toutes les formes du nucléaire et veut conserver avec la Russie une relation indispensable à son économie. Cette situation la conduit à privilégier une dissuasion conventionnelle robuste, fondée sur des forces capables de soutenir un combat de haute intensité, ce qui se traduit par un regain d’activité dans le cadre des mesures de réassurance des Etats baltes et la mise sur pied, annoncée pour 2031, d’une force conventionnelle terrestre de trois divisions, soit neuf brigades, blindées-mécanisées.

 

Général (2S) Olivier de Becdelièvre

Secrétaire général de l’AFDMA

[1] Weissbuch zur Sicherheitspolitik und zur Zukunft derBundeswehr, Berlin, 13 juillet 2016.

[2] Traité portant règlement définitif concernant l’Allemagne,12 septembre 1990, art 3.

[3] Koalitionsvertrag, contrat de coalition CDU-CSU-SPD pour la 19ème législature, p 148

[4] Stiftung Wissenschaft und Politik, SWP Studie 11, Berlin, mai 2020.

[5] Intervention du GL Mais devant le Förderkreis Deutsches Heer, 4 novembre 2020

[6] Audition du Gen Zorn, Generalinspekteur, par la Commission de défense de l’Assemblée Nationale, Paris, 17 mars 2021.

[7] Very Hight Readiness Joint Task Force, mise sur pied à la suite du sommet du Pays de Galles de l’OTAN (2014)